La société saint-galloise spécialisée dans le traitement de données sportives figure parmi les rares entreprises suisses valorisées à plus d’un milliard de dollars.
La Suisse compte une nouvelle licorne depuis quelques semaines. Avec l’arrivée en juillet de nouveaux investisseurs, la valeur de la société saint-galloise Sportradar, active dans l’analyse et la valorisation de données sportives, est désormais estimée à quelque 2,4 milliards de dollars (la finalisation de cette transaction est prévue pour octobre 2018). Les nouveaux financiers de l’entreprise sont l’Office d’investissement du régime de pensions du Canada CPPIB et de la société d’investissement californienne TCV, deux acteurs apportant une solide empreinte nord-américaine et une expérience de développement de sociétés technologiques mondiales.
Fondée en 2001 par son actuel CEO et actionnaire majoritaire Carsten Koerl – accompagné à l’époque de deux programmeurs norvégiens – la société a réalisé l’an dernier un chiffre d’affaires de 286 millions d’euros, contre 91 millions en 2014. Elle emploie près de 2’000 personnes dans une quinzaine de pays et une trentaine de sites en Europe, en Asie et en Amérique. Elle couvre annuellement environ 400’000 matches dans 60 sports différents et surveille plus de 280’000 parties par le biais de ses services d’intégrité. Depuis quelques années, elle enregistre également une forte croissance dans le domaine de l’e-sport, en analysant les données provenant des tournois de jeux vidéo tels que Counter Strike ou League of Legends.
La multinationale occupe ainsi une position particulière au carrefour du secteur médiatique, du sport et du divertissement. «Nous fournissons des solutions et des services de pointe aux médias, aux bookmakers, aux fédérations sportives et aux autorités étatiques», résume le directeur du développement Ulrich Harmuth. Elle compte à ce jour plus de 2’000 clients dans 80 pays et travaille en tant que partenaire officiel pour plus de 80 fédérations et ligues mondiales, telles que la NFL (football américain), la NBA (basket), la NHL (hockey) et le NASCAR (course automobile) via sa filiale américaine.
Paris et intégrité sportive
Grâce à son département Betradar, la société, qui compte notamment le légendaire basketteur Michael Jordan parmi ses actionnaires minoritaires stratégiques, officie comme principal fournisseur de services de données pour l’industrie des paris. Elle fournit à ses clients des produits allant de la collecte de données aux services de cotes, en passant par la gestion des risques. Une activité qui compte pour 70% de ses revenus à l’heure actuelle.
Soutenue par un vaste portefeuille de droits audiovisuels, sa chaîne «Live Chanel» propose 24 heures sur 24 en direct du contenu sportif diffusé sur les sites et les boutiques de paris du monde entier. L’entreprise figure en outre parmi les leaders dans la fourniture de contenu de sports virtuels et de jeux de paris sportifs.
Elle propose également diverses applications et solutions mobiles ou en ligne, allant des scores en direct aux statistiques, en passant par la visualisation de matchs. Enfin, en fournissant des services de surveillance des paris aux fédérations sportives et aux agences de contrôle afin de les aider à lutter contre le trucage de matchs, elle se profile fortement dans l’intégrité sportive.
Ainsi, le portefeuille de produits et de services de la société comprend quatre piliers: les services de paris sportifs, les solutions audiovisuelles, les solutions médias et d’intégrité. Des services qui sont facturées mensuellement via des packs dont les prix varient en fonction du type de sport, de la fréquence de mise à jour des données et le nombre de requêtes effectuées par le client.
Dans les années à venir, la firme souhaite tirer profit des marchés de paris nouvellement réglementés aux Etats-Unis, en Inde et en Chine. «Nous investissons beaucoup de temps et d’efforts dans le développement de produits que nos partenaires peuvent utiliser et fournir à leurs consommateurs, indique Ulrich Harmuth. C’est un domaine qui pourrait exploser au cours des prochaines années, alors que les fans recherchent les meilleures données possibles.»
Pour ce faire, le directeur du développement estime qu’il est essentiel que l’ensemble de l’écosystème des paris sportifs partage des informations et éduque les décideurs afin «d’assurer le marché le plus ouvert et compétitif possible». Une collaboration qui doit inclure les législateurs, les régulateurs, les organismes sportifs et toutes les autres parties prenantes du secteur.
Risques et perspectives d’avenir
Le positionnement de Sportradar, ainsi que l’évolution des modes de consommation des usagers, semblent garantir de belles perspectives de développement à l’entreprise saint-galloise. Professeur en sociologie du sport à l’Université de Lausanne, Fabien Ohl estime que le sport sera de plus en plus affecté par la question du numérique et des données, et ceci pour plusieurs raisons. «D’une part, on parle d’un produit de consommation très important. L’audience des Jeux Olympiques ou de la Coupe du monde en font des évènements médiatiques majeurs. En conséquence, collecter des données sur les spectateurs, leur profil socio-démographique, sur ce qu’ils regardent, ce qu’ils aiment, leurs moments d’attention ou de décrochage est essentiel. Cela permet d’adapter la diffusion des spectacles sportifs et surtout leur valorisation économique en ciblant plus précisément les spectateurs.»
Par ailleurs, la technologie numérique offre des perspectives intéressantes pour transformer un spectacle sportif et accroître l’intérêt des consommateurs. «En fournissant des informations sur les déplacements des joueurs, la puissance développée des cyclistes, sur l’état de fatigue ou la vitesse des tirs par exemple, les possibilités sont importantes de modifier l’expérience des spectateurs», poursuit Fabien Ohl.
Le spécialiste relève cependant que ce marché, encore jeune, tâtonne. Il est difficile de prévoir ce que le spectateur va véritablement apprécier ou si la masse de données ne va pas finir par le saturer. De même, la question se pose de savoir si les sportifs auront envie de partager des informations personnelles, par exemple sur leur état de forme. Concernant les enjeux économiques autour des données que l’on peut collecter dans le sport, il souligne par ailleurs que les mesures d’audience ou d’attention sont cruciales pour les sponsors et les organisations sportives: elles peuvent par exemple révéler des audiences en berne, ainsi que de bons ou de mauvais choix marketing.
Pour ce qui est de la lutte contre la corruption, les données numériques sont également primordiales. «L’identification par une analyse fine des données de comportements atypiques permet de lutter contre les paris truqués, poursuit le professeur. Si des sommes inhabituelles sont jouées en Asie sur un match en Europe, un bon traitement des données permet une alerte. On retrouve la même problématique dans la lutte contre le dopage. Le passeport biologique permet d’identifier des variations atypiques à partir de l’analyse des données. Un logiciel, ADAMS, est même utilisé pour localiser les athlètes afin qu’ils soient testés. On évoque aussi des projets d’intégrer des puces dans le corps des athlètes afin de disposer d’informations de localisation et, pourquoi dans le futur, d’informations sur des données biologiques. Il existe donc d’importants risques autour des données, de leur diffusion et de leur contrôle.»
Fabien Ohl souligne que la question des données ne touche pas uniquement le sport d’élite. Les objets connectés sont aussi le quotidien des citoyens, à l’image des sportifs ordinaires qui utilisent leur téléphone, des applications comme Strava ou les bracelets Garmin fournissant des informations sur les performances, les déplacements ou les dépenses énergétiques. Des paramètres qui tendent à prouver que ce secteur est indéniablement prometteur, bien qu’il faille prendre avec prudence les promesses de l’économie du numérique: «Il est certain que ce sera un marché en croissance, avec des échecs et des innovations qui seront adoptées par les consommateurs, les organisations sportives ou l’industrie du sport, ajoute-t-il. Mais il ne faut pas oublier aussi les risques relatifs aux libertés individuelles et à une perte du contrôle des données qui sont déjà accaparées par des entreprises extrêmement puissantes.»
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine (novembre 2018)