TECHNOPHILE

Le futur de l’éducation s’écrit en numérique

Start-ups et enseignants développent de nouvelles méthodes d’apprentissage pour améliorer l’expérience pédagogique. Les technologies digitales y contribuent de manière importante. A l’EPFL, elles permettent de réduire le taux d’échec.

Demandes de précision par rapport au cours, informations pratiques ou sources bibliographiques: pendant six mois, Jill Watson, l’un des neuf assistants du Prof. Ashok Goel, spécialiste de l’intelligence artificielle, a répondu à des centaines de questions posées par les étudiants du Georgia Institute of Technology, à Atlanta, aux États-Unis. Des tâches ordinaires pour ce poste. À une nuance près: Jill Watson n’est pas un être humain, mais un programme puisant dans une base de données de plus de 40’000 questions, élaborée par l’équipe du professeur Goel.

Un signe que les robots remplaceront bientôt les enseignants? Pour Pierre Dillenbourg, professeur et figure de proue des techniques de pédagogie innovantes à l’EPFL, cela reste pour l’heure un fantasme. «Une technologie ne peut pas tout changer à elle seule, même s’il y aura toujours des personnes pour prétendre avoir trouvé la solution miracle à tous les problèmes du monde éducatif. En pédagogie, il n’y a pas de miracle, mais des évolutions.»

L’ancien instituteur belge, passé par l’Université de Lancaster, en Angleterre, est l’un des premiers à avoir mis sur pieds des MOOCs (Massive Open Online Courses, soit des formations en ligne accessibles à tous) dans une école qui fait aujourd’hui figure de référence européenne sur le sujet. Depuis 2012, 81 MOOCs ont été dispensés par l’EPFL et une trentaine d’autres sont en préparation. Certains ont remporté un réel succès, tels que celui du professeur Martin Odersky, dont les enseignements sur le langage de programmation Scala ont été suivis par 600’000 élèves. Au total, les MOOCs de l’institution lausannoise ont réuni plus de 1,9 million d’inscrits provenant de 186 pays, dont plus de 270’000 Américains.

Valeur ajoutée

Les MOOCs ne sont pourtant pas une révolution en tant que telle, rappelle Pierre Dillenbourg. «Le contenu des enseignements reste plus ou moins le même, c’est la forme qui change. Nous avons pu constater que les étudiants qui utilisent ces cours en ligne réussissent mieux que les autres, ne serait-ce que parce qu’ils peuvent suivre le cours à leur rythme, faire une pause ou réécouter une partie.» Les MOOCs profitent également aux enseignants en leur garantissant une certaine visibilité, étant donné qu’ils sont suivis par un grand nombre d’élèves. «La réputation d’un professeur repose principalement sur ses recherches et les articles qu’il publie, explique Pierre Dillenbourg. L’enseignement d’un MOOC lui apporte davantage de notoriété. Il s’agit d’une bonne chose, car cela valorise le poids de l’enseignement dans la carrière académique.»

Quand l’EPFL s’intéresse de très près aux nouvelles technologies appliquées à l’éducation (EdTech), c’est en privilégiant le pragmatisme. «La question n’est pas de savoir si l’éducation sera numérisée. Elle va le devenir, qu’on le veuille ou non. Mais plutôt de déterminer qui va l’inventer: des grandes sociétés, comme Swisscom ou Google, ou plutôt des enseignants, chercheurs et élèves?» pointe Pierre Dillenbourg. Le professeur rappelle que la numérisation concerne tous les pans de la société. «Nos étudiants s’aident de Wikipédia en permanence et utilisent Google pour vérifier nos propos.»

De quoi renvoyer les cours magistraux en amphithéâtre aux oubliettes? «Certainement pas. Mais ça n’est pas la seule manière d’enseigner. Les nouvelles technologies apportent une grande valeur ajoutée à l’enseignement: elles ont l’avantage d’offrir des opportunités intéressantes pour tester de nouvelles méthodes et d’accroître l’activité cognitive en facilitant l’interactivité. Se contenter d’écouter un cours, c’est accéder à une information avec un niveau d’intensité faible. Devoir le résumer, c’est déjà plus intense. Chercher d’éventuelles erreurs dans son contenu, c’est encore mieux. Mais la technique la plus efficace reste de demander aux élèves de résoudre un problème en mobilisant les savoirs qu’ils viennent d’acquérir.»

Le bouillonnement en cours autour des EdTech concerne la société tout entière. Les spécialistes s’aident du machine learning ou des robots pour améliorer l’efficacité d’un cours, permettre l’expérimentation ou encore favoriser l’attention des étudiants. Thymio en constitue l’un des nombreux exemples: l’EPFL et l’École cantonale d’art de Lausanne (ECAL) ont développé cette machine pour que les enfants puissent découvrir l’univers de la robotique et les bases de la programmation.

Nao en est un autre. Le petit robot humanoïde, conçu par le japonais SoftBank Robotics, est notamment utilisé auprès d’enfants présentant des difficultés dans l’apprentissage de l’écriture. Dans le cadre du programme CoWriter, les chercheurs du laboratoire CHILI (Computer-Human Interaction in Learning and Instruction) ont montré que Nao pouvait tirer parti de la «pratique pédagogique du protégé»: les enfants apprennent directement au petit robot à écrire et, en le corrigeant, ils progressent tout en se sentant valorisés. La réalité virtuelle est également utilisée. Pierre Dillenbourg s’en sert pour expliquer aux apprentis charpentiers de quelle façon les forces se propagent dans les poutres qui maintiennent les maisons. Point fort de la méthode: elle est intuitive et ne requiert pas l’emploi de compétences d’ingénieur.

Blended learning et classes inversées

Aujourd’hui, certaines entités poussent à l’extrême l’utilisation des outils numériques. C’est le cas d’AltSchool, une entreprise fondée en 2013 sur laquelle le CEO de Facebook Mark Zuckerberg et plusieurs autres investisseurs clés ont misé près de 175 millions de dollars. Elle regroupe une dizaine d’écoles privées d’un nouveau genre à travers les États-Unis. Ces instituts délivrent une formation taillée sur mesure en fonction de chaque élève, même si elle s’aligne sur le socle commun fixé par l’État fédéral. Les enseignants s’appuient sur des tablettes et autres outils numériques, utilisés à la fois comme supports éducatifs et comme outils de mesure en temps réel du comportement des enfants, via des logiciels maison. Baptisés Learner Profile ou Stream App, ils sont quotidiennement remaniés en fonction du retour des professeurs.

Mais cinq ans après sa création, les pertes d’Alt-School s’accumulent – la société dépense environ 40 millions par an –, selon Bloomberg. Conséquence: elle fermera un établissement prochainement. Des critiques s’élèvent également contre la méthode pédagogique employée. Certains estiment qu’elle revient à traiter les enfants en cobayes, sans s’appuyer sur la moindre étude scientifique prouvant ses bienfaits. Autre reproche: la tendance des AltSchools à privilégier le développement de compétences aujourd’hui valorisées dans le monde du travail plutôt que les savoirs fondamentaux. Selon le Forum économique mondial, l’employé de demain sera créatif, doté d’une pensée critique, d’intelligence émotionnelle, d’empathie et se montrera capable de travailler en groupe.

Pour inculquer aux étudiants ces nouvelles aptitudes, les techniques varient: elles vont du e-learning aux MOOCs, en passant par les serious games – des programmes à visée pédagogique qui empruntent aux jeux vidéo certaines de leurs mécaniques, telles que les prises de décision, points à récolter et récompenses – ou le SEL (Social Emotional Learning, apprentissage social et émotionnel). Cette méthode vise à développer les compétences pour se comporter de façon éthique et respectueuse: reconnaître et gérer ses émotions, prendre des décisions responsables, établir des relations positives, résoudre les conflits, agir avec honnêteté, etc. Les grands groupes investissent massivement dans ces outils jugés indispensables à leur productivité. Engie (anciennement GDF Suez), numéro trois mondial du marché de l’énergie, parie ainsi sur des formats pédagogiques alternatifs, à commencer par le mentoring de pair à pair. En 2016, l’entreprise a formé 1’000 binômes dans l’idée de favoriser le développement de connaissances et de compétences entre salariés. Les duos ont été déterminés grâce à un algorithme de matching, conçu pour identifier les couples dont les personnalités, les compétences et les talents respectifs révèlent le potentiel d’échange le plus enrichissant.

Les établissements qui misent sur le blended learning recherchent pour leur part une forme d’équilibre en croisant l’enseignement présentiel classique et le e-learning. Largement déployée à l’EPFL, cette nouvelle approche s’étend au monde scolaire. Au collège Champittet, dans le canton de Vaud, l’expérience est en place depuis 2013 et les équipes enseignantes en font un outil au service des classes inversées. Au lieu de présenter en classe de nouvelles connaissances, les élèves les découvrent chez eux à l’aide d’un programme en ligne. Le lendemain, la classe devient alors un lieu d’application de ces nouveaux savoirs à travers des travaux de groupes et cas pratiques. Selon l’établissement vaudois, les élèves, attentifs et éveillés, s’impliquent et participent davantage en ayant pu acquérir les connaissances à la maison et à leur rythme.

Réduire le taux d’échec grâce aux données

Reste à mesurer l’efficacité de ce fourmillement d’initiatives et de projets. «Une technologie séduisante n’améliore pas nécessairement l’apprentissage. Il faut avoir une forme d’enthousiasme sceptique vis-à-vis des nouveautés, estime Pierre Dillenbourg. À chaque fois que l’on en teste une, on mesure les connaissances des étudiants en amont et en aval que l’on compare ensuite avec un groupe de contrôle utilisant les méthodes classiques. Si les résultats sont significativement meilleurs dans le groupe qui s’est appuyé sur une nouvelle technologie, c’est qu’elle possède une valeur ajoutée. Ce processus est une méthode bien établie en sciences de l’éducation.» Verdict: à l’EPFL, les 2’000 élèves de première année qui suivent les MOOCs jusqu’au bout obtiennent effectivement de meilleurs résultats que les autres.

À terme, ces nouvelles technologies, couplées à la science des données, pourraient devenir un outil de pilotage stratégique essentiel, remarque Pierre Dillenbourg. «Nous sommes aujourd’hui capables de repérer à l’avance les élèves qui abandonneront un MOOC avant sa fin. Nous avons par exemple observé que le taux de participation dans les forums constitue un bon indice d’engagement: les élèves qui lisent et postent plus persévèrent davantage. Appliquer ces méthodes aux données dont nous disposons sur les étudiants présents sur le campus nous permettrait de repérer plus tôt d’éventuelles difficultés, de mieux orienter les élèves, et d’agir en amont pour réduire le taux d’échec.»

Plusieurs cycles de mesures sont nécessaires pour établir l’intérêt d’une nouvelle approche pédagogique. Mais ce qu’il faut éviter à tout prix, c’est d’en introduire une trop rapidement et sans accompagnement, dit l’expert. Le gouvernement de Tony Blair avait par exemple décidé en 2010 d’équiper chaque classe d’un tableau blanc interactif, sans former les professeurs à leur utilisation. Un fiasco.

Atouts suisses

Dans cette période de bouillonnement autour des EdTech, la Suisse a de solides atouts pour s’imposer comme un hub éducatif de premier plan. Notamment grâce à sa densité importante d’écoles de très haut niveau: «Rien qu’autour du lac Léman, on trouve, en plus de l’EPFL, l’IMD, l’École hôtelière de Lausanne, deux hôpitaux universitaires, ainsi que des laboratoires réputés, note Pierre Dillenbourg. La culture de l’excellence dans la formation est unique dans la région. Et la capacité à dégager des financements est bien supérieure à ce qu’on peut trouver ailleurs en Europe.» Un environnement qui permet de favoriser la recherche et l’innovation en matière d’outils pédagogiques. L’EPFL s’est là encore bien positionnée: elle accueille à l’Innovation Park le Swiss EdTech Collider depuis le mois d’avril, un incubateur de 300 m2 dédié aux technologies de l’éducation.

Initiée par Pierre Dillenbourg et trois autres professeurs de l’EPFL (Francesco Mondada, Marcel Salathé et Denis Gillet), l’association accueille plus de 60 start-up, dont Coorpacademy, fondée par l’ancien directeur de Google France Jean-Marc Tassetto. En quatre ans, la société a développé des formations en lignes et sur mesure, destinées essentiellement aux entreprises. Les thématiques disponibles sur la plateforme s’articulent autour de courtes vidéos. Personnalisés en fonction du niveau des apprenants, les enseignements dispensés parient largement sur l’émulation et le communautaire au travers d’une série de défis que chacun peut lancer à ses collègues.

Financements nécessaires

Avec un chiffre d’affaires qui double chaque année et plusieurs dizaines de grandes entreprises parmi ses clients, Coorpacademy fait figure d’exemple à suivre. Le Swiss EdTech Collider met à disposition son espace de co-working au programme Kickstart Accelerator, une initiative de digitalswitzerland en partenariat avec l’EPFL. Elle est opérée par venturelab, une société privée qui gère plusieurs programmes de création et d’accompagnement de start-up, dont l’EdTech Accelerator. Cette année, les dix jeunes sociétés sélectionnées parmi 57 candidatures suivront un programme destiné à les aider dans leur développement. «Quatre sont suisses, les autres européennes, indienne et américaine. Elles couvrent toute la gamme de l’éducation, de l’élémentaire à la formation continue», explique Danièle Castle, responsable du programme.

Parmi elles, Mathrix. Cette start-up, créée par des alumni EPFL, produit des vidéos d’apprentissage pour les épreuves de mathématique et de physique du brevet et du bac français. Autre jeune pousse sélectionnée: UbiSim. Basée à Shanghai et au Collider, l’entreprise propose des formations pour les soins infirmiers s’appuyant sur la réalité virtuelle. «Pendant trois mois, ces start-up vont multiplier les rencontres avec des investisseurs, business angels ou juristes et se pencher sur des problématiques spécifiques aux EdTech, telles que la confidentialité des données et la protection des enfants», dit Danièle Castle.

Toutes pourront-elles trouver les financements nécessaires à leur réussite? «Si le modèle d’affaires est juste et répond à un besoin, les fonds suivront», estime Danièle Castle. La responsable de l’EdTech Accelerator est convaincue que la Suisse est un lieu particulièrement propice à l’émergence d’un écosystème de référence dans un marché éducatif mondial extrêmement concurrentiel.

La Suisse a tous les atouts pour y parvenir, à condition de mobiliser les financements nécessaires, à en croire Pierre Vandergheynst, vice-président pour l’éducation de l’EPFL. «L’engagement des institutions et des pouvoirs publics n’est plus simplement un pari sur l’avenir, mais une condition sine qua non pour que la révolution numérique ne soit pas perçue comme une contrainte sur nos économies mais comme une source de croissance.» Un discours qui rejoint celui de l’Unesco: l’organisation onusienne estime qu’un dollar investi dans l’éducation rapporte à terme dix à quinze dollars de croissance économique.

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Collaboration: Paloma Lopez

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Une version de cet article est parue dans le magazine Alumnist (no 7).