LATITUDES

Le design de jouet: un passionnant casse-tête

Certains en ont fait leur métier. D’autres une aventure unique. Pour tous, concevoir de beaux jouets se révèle aussi important que difficile. Portrait de designers.

Plaire à tout le monde! Séduire les adultes autant que les enfants, se montrer innovant, mais rester attentif aux phases de développement des petits, et cela en évitant tout risque ou danger potentiel pour les usagers: telle est la difficile mission du designer de jouets. Un casse-tête, mais un casse-tête stimulant.

Dans les années 1950, par exemple, l’Italien Enzo Mari dessine ses «Seize animaux» en bois dont les silhouettes aux courbes douces s’imbriquent en un puzzle élégant. Son compatriote Bruno Munari crée lui aussi des jeux éducatifs pleins d’humour et de sensibilité ainsi que de magnifiques livres pour enfants pensés comme des objets. Quelques années plus tôt, Charles et Ray Eames avaient imaginé pour leur fille un gros éléphant en contreplaqué, un jouet édité en 2007 par Vitra. Même Philippe Starck, le grand touche-à-tout du design français, s’est essayé au jouet. Le plus connu reste son fameux «Teddy Bear Band» (1998), une peluche à quatre têtes, ours, lapin, chien et chameau. Tout un programme pour un doudou censé parler d’amour et d’attachement.

Dans tous ces cas, ce regard vers l’enfance apparaît comme un heureux accident dans une trajectoire plus généraliste. Il existe cependant aussi des designers qui ont fait du jouet leur métier. C’est le cas de l’Allemand Heiko Hillig qui travaille pour l’entreprise suisse Naef Spiele depuis plus de quinze ans. «Je viens d’une région où l’on fait beaucoup de jouets, nous explique-t-il dans son bureau de Zofingue. Très jeune, plutôt que de jouer au foot, je m’exerçais à travailler le bois. J’ai ensuite étudié à la Burg Giebichenstein Kunsthochschule Halle qui offre une formation dans ce domaine. A l’époque déjà, je rêvais de collaborer un jour avec l’entreprise fondée par Kurt Naef. Pour mon plus grand plaisir, ce rêve est devenu rapidement réalité.»

Heiko Hillig a depuis signé une série de jouets pour les tout-petits et les plus grands. Un hochet qui se prend pour un chat, un jeu de plots cylindriques, un autre jeu en forme d’arc en ciel, des mosaïques composées de cubes chatoyants. Ces jouets reprennent, en la développant, l’esthétique et la philosophie de Naef: l’utilisation d’un bois de qualité, la simplicité des formes souvent géométriques, des couleurs pimpantes, le souci de laisser une large place à l’imagination. Le plus difficile? «C’est parfois d’adapter pour la production certaines inventions géniales sur le plan géométrique mais très compliquées à fabriquer en série.»

Le bois toujours populaire

Derrière cette perception exigeante du jouet se trouve un homme, connu dans le monde entier: Kurt Naef (1926-2006). Architecte d’intérieur, il crée en 1954 à Bâle une entreprise spécialisée dans les meubles et la décoration. Rapidement toutefois, à la demande de clients qui recherchent des jouets plus raffinés que le tout-venant, il commence à créer lui-même des hochets, des jeux et notamment une fameuse brique basée sur la forme d’un cube incisé en diagonale. La firme grandit, rencontre un énorme succès au Japon, s’adjoint la collaboration de prestigieux designers (Peer Clahsen, Jo Niemeyer, Yasauo Aizawa ou Werner Panton) et acquiert les droits de reproduction de plusieurs jouets du Bauhaus. En 1988, elle est vendue, mais traverse une grave crise dans les années 2000 et se voit menacée de faillite. Elle est alors rachetée par un groupe d’investisseurs mené par Kurt Naef. Le début d’une nouvelle vie.

Au panthéon des plus beaux jouets en bois figurent également les circuits à billes «Cuboro», une autre création helvétique. Matthias Etter a développé ce projet dans les années 1970 dans le cadre de son travail avec des élèves de l’enseignement spécialisé. La première version a été commercialisée en 1985. Il s’agit d’un jeu d’apprentissage basé sur des cubes creusés de rigoles et de tunnels. Ses particularités: «La simplicité, la compatibilité, l’équilibre géométrique et la faisabilité technique.» Le système compte aujourd’hui une centaine d’éléments différents et séduit même les adultes dont certains sont devenus des fans.

Qu’il s’inscrive dans la grande tradition géométrique ou dans une veine plus naïve, le jouet en bois a toujours la cote parmi les créateurs helvétiques en ce début de XXIe siècle. Avec des exceptions notables comme le fameux «Bilibo» en plastique de Moluk, label créé en 2011 par Alex Hochstrasser. Sur un plan plus général, les spécialistes citent volontiers les petites voitures en profilé métallique du Hollandais Floris Hovers et les créations pleines d’imagination de l’Espagnol Héctor Serrano, deux designers qui ont donné des workshops à l’ECAL.

Obsession pédagogique

Des modes, des tendances au royaume du jouet? «Peut-être la volonté de préférer un design relativement atemporel et de proposer des histoires qui peuvent vivre dans la durée», suggère Karine Breuil, gérante de l’agence lyonnaise Sensokid, spécialisée dans l’univers de l’enfant. Avec le renchérissement des matières plastiques, on voit aussi souvent moins grand.

Les «beaux jouets» sont souvent très coûteux. A qui s’adressent-ils vraiment? Aux parents, aux collectionneurs? «Ce qui est cher, c’est ce qui est mal fait, et qui donc se détruit très vite», corrige Samuel Saffore, marchand de jouets à la rue de la Mercerie à Lausanne. Le spécialiste pose un regard plutôt critique sur la production actuelle: «L’élégance esthétique souvent prime. On n’est plus dans une préoccupation de l’enfant. Angoissés, les parents sont soucieux de former, d’éduquer à tout prix. Il arrive ainsi qu’on me demande un jouet éducatif pour un bébé de 6 mois! Les designers profitent de cette inquiétude pour proposer des objets souvent inadaptés. Et qui de plus ne sont souvent que des réinterprétations des grands classiques.»

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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 8).