LATITUDES

La délicate chasse au gaspillage

Climatisation, chauffage, éclairage, eau chaude: la consommation des bâtiments représente une part gigantesque de la facture énergétique globale. Chercheurs, architectes et urbanistes multiplient les initiatives pour réduire ce grand gâchis.

L’Europe serait-elle une passoire énergétique? Le fonctionnement de son secteur immobilier engloutit 40 % de ses dépenses énergétiques et jusqu’à 40 % de ses émissions de CO2, tout comme aux états-Unis. La faute à un parc immobilier vétuste: le bâti d’avant 1945 représente près de 30 % du volume global d’énergie consommée par les bâtiments européens. Dans ce contexte, la rénovation de l’habitat ancien fait figure de clef de voûte de la chasse au gaspillage énergétique.

Le problème: rénover une vieille maison ou un ancien appartement ne va pas de soi. Mal menée, l’opération risque de dégrader le bâti: humidité, moisissures, mauvaise qualité de l’air intérieur… «La bonne nouvelle, c’est que des solutions efficaces existent, relève Vilhjalmur Nielsen, du Département d’énergie civile de l’Université technique du Danemark (DTU). De nombreuses recherches ont démontré qu’il était possible de réduire la consommation d’au moins 50 % en isolant les anciens immeubles.»

«Le véritable enjeu consiste à faire le bon choix des procédés et des matériaux. La problématique de la réhabilitation est transversale», confirme Frédéric Laroche, responsable du projet Réhafutur. Mené en France, près de Lille, il consiste à tester plusieurs techniques d’isolation à base d’éco-matériaux dans une maison de 350 m², en coordonnant tous les corps de métiers, des menuisiers aux électriciens. Truffé de capteurs, le bâtiment permet d’étudier dans la durée l’évolution de chaque solution pour repérer les plus performantes sur le long terme.

À chaque immeuble son enjeu

Pour réussir à grande échelle, la rénovation du parc immobilier européen suppose de réunir les compétences de tous les acteurs du bâtiment: ingénieurs, entreprises, pouvoirs publics, architectes, universités… C’est notamment le but poursuivi par la DTU et ses partenaires avec leur programme de recherche REBUS (Renovating Buildings Sustainably), lancé au printemps 2016 et doté de près de 11 millions d’euros. Il vise à rénover l’habitat social, un secteur qui représente 30 % du parc immobilier danois.

L’entreprise française Biofluides cherche elle aussi à avoir un impact sur l’habitat collectif. Sa solution repose sur la récupération d’eaux chaudes usées – 29° en moyenne – issues de douches, lave-linges et lave-vaisselles de locataires qu’elle réinjecte ensuite dans la pompe à chaleur chauffant l’eau de l’immeuble. Résultat: Les 70 immeubles équipés de cette technologie ont besoin de quatre fois moins d’énergie qu’avant, pour produire la même quantité d’eau chaude.

Quant aux locataires, ils ont vu leur facture énergétique diminuer de 40 % en moyenne. Au-delà de l’habitat, chaque immeuble présente ses propres défis liés à son environnement ou à sa destination. Les besoins énergétiques d’une école primaire ne sont pas les mêmes que ceux d’un hôpital ouvert 24 heures sur 24. Le nouveau bâtiment des archives départementales de Lille en France illustre cette difficulté: la bonne conservation des documents y est impérative, elle requiert une température et une hygrométrie spécifiques.

Au lieu de chercher à maintenir une température immuable à grand renfort de climatisation, l’immeuble inauguré en 2014 est conçu pour laisser le thermomètre osciller entre 16 et 25°, en empêchant toutefois des variations supérieures à un degré en 24 heures et ce, afin d’éviter des chocs thermiques néfastes pour les archives. L’épaisseur, la stricte étanchéité, les triples vitrages, la menuiserie isolante de l’ouvrage ainsi que sa «peau» d’inox destinée à renvoyer le rayonnement solaire ont permis ce résultat. Capable de produire elle-même l’énergie dont elle a besoin, notamment grâce aux 300 m2 de panneaux solaires installés sur son toit, la bâtisse a seulement besoin d’une chaudière à cogénération de 16 kilos pour contrôler la température régnant sur une surface de 10’000 m².

L’université verte d’Eindhoven

à l’échelle de tout un campus, l’Université technique d’Eindhoven (TU/e) est en train de montrer ce que peut être une rénovation réussie. Cette dernière, saluée par une série de récompenses environnementales, transformera le bâtiment principal de l’école en l’une des trois constructions les plus «vertes» des Pays-Bas. Les systèmes de chauffage et de refroidissement de la plupart des bâtiments ne seront plus alimentés au gaz, mais par un des plus importants dispositifs géothermiques d’Europe. Ce dernier est déjà capable de stocker séparément le chaud et le froid dans un réservoir sous tout le campus dans lequel il sera possible de puiser en fonction des besoins.

L’alimentation électrique sera de son côté assurée par des panneaux solaires fournissant 500’000 MWh chaque année, l’équivalent de la consommation de 75’000 maisons. Éclairé par un système de LED intelligentes et peu consommatrices, capable de s’adapter aux besoins de chaque visiteur, le projet marque une nouvelle étape dans une stratégie énergétique qui a déjà permis à TU/e de réduire sa consommation de gaz de plus de 50 % en quinze ans.

L’efficacité énergétique des bâtiments s’inscrit également dans un contexte plus large: «Il se passera plus de choses ces cinq prochaines années qu’au cours des soixante dernières», explique Laurent Cantat-Lampin, directeur commercial au sein de RTE, la filiale d’EDF chargée de gérer les réseaux électriques à haute tension français. «En dix ans, le volume d’électricité ’verte’ a été multiplié par trois en Europe. Or, les réseaux n’ont pas été conçus pour gérer de tels flux, par nature variables.»

D’où des situations absurdes: «Au Danemark, nous devons empêcher certaines éoliennes de tourner les jours de vent parce que le réseau n’est pas encore assez intelligent et flexible pour absorber cet afflux d’énergie», déplore Henrik Madsen, responsable du Département d’informatique et de sciences appliquées de la DTU. Mieux exploiter cette énergie suppose de dépasser l’échelle des bâtiments pour passer à celle de quartiers, voire de villes entières. Le tout pour une raison simple, avance le chercheur: «Les solutions les plus durables, les plus efficaces et les moins coûteuses ne peuvent être mises en œuvre qu’à grande échelle.» Notamment en matière de stockage: à l’échelle d’un bâtiment, toute solution destinée à conserver l’énergie éolienne ou solaire excédentaire est soit impossible, soit hors de prix. Au niveau d’un quartier, ces solutions deviennent rentables.

Retenir la chaleur

La bonne nouvelle est que l’Europe a de sérieux atouts à faire valoir dans le domaine. «Nous sommes en avance en matière de systèmes intelligents, automatisés et flexibles, qui sont capables de faciliter l’intégration, le stockage et la distribution des flux d’énergies renouvelables», pointe Henrik Madsen. Au sein du projet CITIES (Centre for IT–Intelligent Energy System), lui et ses collègues travaillent pour permettre au Danemark d’atteindre son objectif: disposer d’un approvisionnement énergétique urbain entièrement renouvelable avant 2050.

Une ambition qui implique le développement d’outils capables de gérer tous les aspects d’un système énergétique au travers de méthodes de prévision, de contrôle et d’optimisation. Les chercheurs ont par exemple développé des solutions de stockage dans la masse thermique des immeubles, en jouant sur la capacité de certains matériaux lourds (comme le béton, la brique ou la terre crue) à retenir puis à libérer la chaleur ou la fraîcheur.

«À l’échelle d’un site unique, ce stockage peut durer six à douze heures. à celle d’un quartier, il peut atteindre deux ou trois jours.» Tout l’enjeu consistera à réaliser des bâtiments «tampons énergétiques», soit qui absorbent les variations de production et de consommation d’énergie, en jouant en temps réel sur les systèmes de chaleur et de refroidissement. Cette évolution permettra aux fameux smart grids, ou réseaux intelligents, d’adapter en permanence l’offre et la demande en énergie.

Il reste néanmoins un certain nombre d’obstacles, observe Vilhjalmur Nielsen: «Rendre les immeubles suffisamment ’intelligents’ pour atteindre le plein potentiel d’un smart grid n’est pas toujours facile techniquement.» Il faudra notamment installer des capteurs d’une grande finesse. Les enjeux sont aussi financiers, car le développement de solutions standardisées, donc moins coûteuses, est nécessaire pour un déploiement à grande échelle.

Partout en Europe, des solutions pensées à l’échelle de zones urbaines entières parviennent à des résultats convaincants. Lancé en 2000, le projet BedZEZ a transformé le quartier de Beddington, au sud de Londres, et ses 2’500 m2 de logements, bureaux, commerces, espaces verts, centres culturel et médico-social. Le résultat: une consommation d’énergie réduite de 88 % pour le chauffage et de 57 % pour l’eau chaude. Autre projet emblématique: le quartier de Northern Harbour à Copenhague.

Piloté par la DTU avec le soutien des autorités, le projet EnergyLab Nordvahn dispose d’un budget de 17 millions d’euros. Ce laboratoire énergétique accompagne la croissance de la ville (+14% d’habitants ces prochaines années). Il montre comment l’électricité et le chauffage, les bâtiments économes en énergie et le transport électrique peuvent être intégrés dans un système énergétique intelligent, flexible et optimisé. Les systèmes de contrôle informatisés de Nordhavn communiquent avec le système énergétique des maisons individuelles comme des bureaux et ce, jusqu’aux radiateurs – préfigurant ainsi les smart cities de demain.

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Une version de cet article est parue dans Technologist Magazine (no 15).