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Parias et chèvres-émissaires

Certaines catégories de citoyens pourraient se plaindre d’être plutôt mal considérés. Au hasard, la paysanne qui fume sur un quai de gare.

«Le mépris vient de la tête, la haine vient du cœur et l’un exclut l’autre» bougonnait le vieux Schopenhauer dans son coin. On ne sait si c’est par la tête ou le cœur, mais il semblerait que certaines catégories de citoyens en Suisse soient considérées d’assez haut. Pour ce qu’ils sont ou ce qu’ils font. Trois petits exemples, au hasard de l’actualité, le suggèrent assez bien.

La Suisse semble ainsi, malgré moult proclamations officielles, ne pas chérir excessivement ses femmes. Ce sont des chiffres qui le disent, pas un vague sentiment ni une impression fugitive, encore moins des hashtags revendicatifs. Mais les données de l’indice du Forum économique mondial (WEF), une échelle où, sur la question de l’égalité homme-femme, notre pays vient de dévisser méchamment, passant du 11ème au 21ème rang.

Les salaires moyens des femmes n’atteignent par exemple que le 85% de celui des hommes. Il n’est pas sûr que le fossé se comble vite, si l’on considère qu’en matière de formation aux nouvelles technologies les femmes ne représentent que 13% des diplômés. S’agissant d’émancipation politique ce n’est pas mieux, la Suisse passant du 15ème au 28ème rang. Ce qui place donc, à l’indice global de l’égalité, la chère Confédération loin derrière certes les habituels bons élèves scandinaves -Islande, Norvège, Finlande-  mais à la traîne également de pays comme le Rwanda, la Slovénie, le Nicaragua ou les Philippines.

Ce qui n’empêche personne, tous bords politiques confondus, de jouer régulièrement les donneurs de leçons universelles sur la manière exemplaire dont seraient traités les femmes au pays de la démocratie directe, et au nom de valeurs évidemment insurpassables.

Après les chèvres-émissaires, les boucs. La Suisse a beau mettre ses paysans à toutes les sauces publicitaires, les statufier en pieuses emblèmes touristiques, surtout s’ils sont de montagne, eux ont le net sentiment d’être plus que maltraités, voire saignés à l’os. «Le Conseil fédéral veut sacrifier l’agriculture» s’énerve ainsi l’Union suisse des paysans. En cause les annonces de Johann Schneider-Ammann concernant les stratégies pour «emmener l’agriculture sur les chemins du succès».

Des sentiers arides en fait qui passent par la suppression des barrières douanières et la conclusion de nouveaux accords de libre-échange. «Sans protection douanière, il n’y a pas de prix à la production à même de couvrir les coûts», s’insurge Jacques Bourgeois, conseiller national et directeur de l’USP. Les paysans certes peuvent compter sur le soutien patriotique de l’UDC et l’appui idéologique de la gauche, pour laquelle «libre-échange» reste un gros mot. «Veut-on vraiment concurrencer notre production agricole avec des produits qui ne respectent ni nos standards environnementaux ni nos standards sociaux?», fait mine de s’interroger la verte Adèle Thorens.

Enfin plus anecdotique certes, le harcèlement sans limite dont sont victimes les fumeurs, à mesure que leur nombre diminue. On pouvait penser que tout avait été fait pour leur compliquer la vie et simplifier celle de la majorité propre, saine et en ordre. Erreur, il restait un peu de marge et quelques poussières de liberté à restreindre. Les CFF en effet, après avoir banni la fumée de leurs wagons bondés et souvent retardataires, envisagent cette fois de purifier les gares elles-mêmes.

Des gares truffées de fast-food mais totalement non fumeurs, la malbouffe étant sans doute plus tendance, et plus juteuse pour nos Chemins de fer fédéraux, que le tabac. Surtout que les arguments vertueux ne manquent pas : réduire la pollution au sol induite par les mégots négligemment jetés, protéger les voyageurs du tabagisme passif. C’était donc ça, se dira le fumeur invétéré, l’enfer pavé de bonnes intentions: une gare CFF?

Si vous croisez une paysanne en train de fumer sur un quai de gare, dites-vous bien que vous venez de rencontrer la provocation en personne.