LATITUDES

Isabelle-Yasmine Adjani, comédienne, domiciliée à Genève

Elle meurt chaque soir à Paris dans la peau de la Dame aux camélias. Fascinante, exaspérante, elle a tout pour plaire et pour agacer. Tentative de cerner une comédienne vraiment trop pleine d’elle-même.

Chaque soir, elle meurt sur la scène de Marigny, d’amour, d’une poitrine laminée par la maladie. Devant une salle comble, un public qui se pâme – à l’exception de quelques spectateurs qui n’en ont cure. Avide d’extase et de passion, elle préserve à son visage une allure d’icône, elle imprime à son corps tous les soubresauts d’une âme en soif d’absolu, fatalement trahie par la vie.

Après s’être roulée sur scène, hoquetant et crachant ses poumons, elle vient et revient saluer, drapée dans son velours. Elle s’agenouille, l’œil encore humide, sourit, remercie, revient encore alors que le public est debout, prêt à partir. Elle aime ses spectateurs, elle vit à travers eux, elle veut être la star de tous les soirs. Elle dit: «Nous sommes liés pour trois heures, unis, comme dans une église, par un lien spirituel, une qualité d’amour.»

Elle voudrait une standing ovation, des camélias qui pleuvent sur le plateau. Des roses en effet tombent, mais toutes du même côté, ce qui me fait penser qu’elles sont envoyées par un technicien du théâtre. Le public est chaleureux, mais de loin pas en transes. Elle voudrait être la Divine, Maria Callas qui vient de mourir dans le rôle de la Traviata.

Elle est Isabelle Adjani, elle est trop Isabelle Adjani. Elle est tellement Isabelle Adjani, que l’on n’a vu qu’elle et qu’on se demande où a bien pu passer Marguerite Gautier, la Dame aux camélias. Pendant trois heures de spectacle, elle n’a joué qu’une seule chose: Isabelle Adjani qui joue Marguerite Gautier. On ne voit que l’actrice, le personnage est resté accroché à une patère dans les coulisses. Car Isabelle qui joue Marguerite, la belle courtisane fauchée par la mort après avoir sacrifié son amour, cela doit suffire, n’est-ce pas: c’est génial en soi, propre à faire pleurer dans toutes les chaumières.

En réalité, moi, ça m’a fait pleurer d’ennui. Pas par snobisme, pas parce que le spectacle est un énorme succès populaire qui joue les prolongations jusqu’à fin janvier. Non. Moi, j’y suis allée le cœur battant, émue d’avance à l’idée de cette rencontre prometteuse entre la comédienne et la courtisane.

J’avais dû braver les railleries de plusieurs amis et amies. L’une, particulièrement, ne m’avait pas ratée. Pourtant fine et érudite musicologue, elle est devenue, à la seule évocation du nom d’Adjani, franchement vulgaire: «Elle est c.., elle est nulle, elle est bête, elle ne sait pas jouer, tout ce qu’elle sait faire, c’est se rouler par terre.»

Si vous vous ennuyez à une soirée, lâchez son nom et vous verrez les passions se déchaîner. «Elle est sublime, elle est bouleversante, si belle», entend-on. «Ah, non! La seule chose qu’elle sait jouer, c’est: je vais perdre ma jeunesse, c’est mon seul trésor, c’est terrible.»

Bon, tout le monde s’accorde à dire qu’à ses débuts, Adèle H, oui, formidable, dans «L’Eté meurtrier» déjà un peu plus agaçante, et alors, Camille Claudel… Là, je rétorque que, quand même, dans «La Reine Margot» de Patrice Chéreau, elle est souveraine, depuis le premier plan où l’on ne voit que sa tête au moment de son mariage forcé jusqu’au dernier où, emportée dans une calèche, elle se tient droite et blanche, les lèvres sanglantes, enserrant de ses mains d’albâtre, sur le velours de ses genoux, la tête décapitée de son amant. Là-dessus, immédiatement, on me lance une horreur: «Elle est l’unique erreur de casting du film.» Définitif.

Pire, on me parle de son lifting. Mais enfin, à son âge, et avec sa belle peau mate de maghrébine… Consternation autour de moi, même si on veut bien admettre, au mieux, que toutes les photos sont retouchées.

A propos de son âge: elle a la coquetterie, totalement old fashioned effectivement, de ne pas le dévoiler. Dans son édition du 23 décembre, le journal Le Monde lui a consacré une double page en forme de portrait. «Jamais Isabelle Adjani ne s’était livrée avec une telle liberté», est-il écrit en gras en forme d’introduction – et pourtant, on n’est pas en train de lire Paris Match. Bon. La belle joue la sincérité et la transparence – à sa façon. Elle a des formules qui remuent l’estomac – on lui donnerait le Bon Dieu sans confession -, mais n’est surtout pas avare de mauvaise foi ni de contradictions.

«L’âge? La beauté?», lui est-il demandé. Elle répond, tout de go: «Une dictature comme une autre!» A-t-elle changé, vieilli, grossi? «On doit bien affronter ces questions lorsqu’on s’est absenté si longtemps. La beauté est une relation avec soi-même. Et tant pis pour ceux qui tiennent à vous rappeler que le temps passe, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, ou ceux que ça énerve que vous n’ayez pas trop changé.» Soit: courageux, bien envoyé.

Néanmoins, elle a permis la publication de sa carte du Lycée mixte classique et moderne de Courbevoie, où l’on apprend qu’elle se prénomme Isabelle-Yasmine, qu’elle est de nationalité française, que son père se prénomme lui Cherrif, qu’elle est née le 24 juin dans le 17e arrondissement de Paris. L’année de naissance a été soigneusement effacée. Transparente Isabelle.

«Elle a 39 ans!», me dit mon père, curieusement catégorique. Certes, elle doit être un peu plus jeune que l’autre Isabelle, Huppert la souveraine discrète, celle dont la presse n’a jamais pu dévoiler la moindre parcelle de vie privée. Preuve que c’est possible, quoi qu’en dise Adjani, qui répète à qui mieux mieux qu’elle veut qu’on lui foute la paix, que tout ce qu’elle veut, c’est travailler.

Pourquoi, alors, les journaux sont-ils pleins de ses amours malheureuses avec le ténébreux Daniel Day Lewis, de sa retraite à Genève pour y élever en paix son fils qu’elle a longuement promené dans le Parc Bertrand – il a aujourd’hui 5 ans? Quant à elle, elle avait 19 ans quand Truffaut l’a enlevée à la Comédie-Française pour tourner «Adèle H», c’était en 1975, faites le calcul, je resterai discrète.

Cela dit, dans ce portrait du Monde, on trouve toutes les raisons de l’aimer, de désirer qu’elle soit une star sublime. Ce serait comme un conte de fée à la française, encore plus merveilleux que pour Sandrine Bonnaire ou Béatrice Dalle qui ne sont pas des stars. Et qui, bien que parties de peu, ne sont pas filles d’un mécanicien kabyle à qui «on ne pouvait pas dire non». Des actrices maghrébines, élevées en banlieue – Gennevilliers pour Isabelle – , il y en a très peu. Ce n’est pas encore évident pour une famille de tradition musulmane, même émigrée – les Chinoises vont-elles bientôt les dépasser?

Sa mère (Emma sur la carte de lycée, Augusta dans le texte, allez savoir) est allemande. Cette double origine croisée en France lui fait dire: «Des origines étrangères de mes parents, j’avais fait une richesse, une source de rêveries infinies: l’univers de la littérature allemande d’un côté, les mystères orientaux de l’autre. Mais, devant la souffrance de mes parents, leur non-intégration, leurs difficultés matérielles, j’étais totalement démunie. La souffrance de parents vous imprègne pour la vie.» Elle dit encore: «Gennevilliers, dans les années 60 et 70, c’était le pompon du glauque.» Elle a voulu s’en sortir, elle a poursuivi la beauté, des voisins communistes qui recevaient Jean Ferrat ou Melina Mercouri l’ont aidée.

Elle a réussi. Elle est une star, une icône de papier glacé. Mais pourquoi, pourquoi joue-t-elle toujours la passion d’Isabelle, Isabelle qui souffre, victime de l’amour, victime des médias, victime des méchantes rumeurs (le sida), Isabelle au bord de la crise de nerfs, qui finit par agacer alors que son histoire, son conte est si beau, pourrait être exemplaire? Admirable, lorsqu’elle raconte pourquoi elle a refusé l’invitation au dîner de l’Elysée donné en l’honneur du président algérien Bouteflika: «Evidemment! Quelle idée de m’avoir invitée. Comment imaginer que je veuille participer à la parade d’un homme qui voudrait nous faire oublier ce qui se passe dans son pays, les crimes de l’armée, l’absence de justice, l’humiliation et l’amnésie forcée de la population sur les massacres et les disparitions. Ah non, vraiment! Pas envie d’être complice. C’était le piège à cons.»

Elle sait dire non, fuir les mondanités, mépriser les décorations prisées par la France, se retirer tout en restant follement désirée, désirable, pour certains.

Moi je désirais la voir, sur la scène de Marigny, théâtre repris par Robert Hossein. Et je l’ai vue, pas belle à couper le souffle, pas émouvante ni touchante, car trop pleine d’elle-même. C’est ça: elle pourrait être tout ce que j’aime si elle n’était pas si pleine d’elle-même, en quête perpétuelle de tragédie – tellement en quête que cela finit parfois par lui tomber dessus. Mais que, du coup, elle ne joue plus ni l’amour ni la mort à Marigny, mais Isabelle jouant Marguerite, Isabelle jouant à la Dame aux camélias. Comme une petite fille. Dommage, vraiment!

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«La Dame aux camélias», d’Alexandre Dumas fils, adaptation (poussiéreuse) de René de Ceccatty, mise en scène (invisible) d’Alfredo Arias, avec Isabelle Adjani dans le rôle-titre (of course) et Yannis Baraban (inexistant) dans le rôle d’Armand Duval, l’amant bien peu perspicace.

Théâtre Marigny Robert Hossein, carré Marigny, Paris VIIIe, jusqu’au 28 janvier, téléphone: 0033 1 53 96 70 00.