KAPITAL

Le boom de la microfinance

Associé à la philanthropie, le marché de la microfinance connaît une croissance fulgurante depuis quinze ans. Deux entreprises genevoises, BlueOrchard et Symbiotics, gèrent à elles seules 20% du marché mondial.

Onze milliards de dollars: c’est la taille du marché mondial de la microfinance commerciale. Une activité dans laquelle la Suisse occupe une place importante. Plus d’un tiers de ce volume y est administré, notamment à Genève. Le secteur connaît un fantastique essor avec une masse sous gestion multipliée par mille en quinze ans. Et le mouvement ne semble pas près de s’essouffler: sur la seule année 2014, l’industrie a progressé de 20% et une étude de la société zurichoise de microfinance ResponsAbility prédit que les placements devraient doubler d’ici à 2019.

Cette croissance bénéficie à BlueOrchard et Symbiotics, deux entreprises genevoises pionnières de la branche, qui gèrent à elles seules 20% du marché mondial. Concrètement, les deux géants fonctionnent comme intermédiaire entre les investisseurs (dans les pays du Nord) et les institutions de microcrédit (dans les Etats du Sud), dont le rôle est de prêter à des particuliers ou des petites entreprises sur le terrain. L’essentiel de leur chiffre d’affaires provient des frais de gestion, généralement compris entre 2 et 4%, prélevés sur les avoirs qui leurs sont confiés. «Sur les 10’000 microbanques recensées dans le monde, seules 500 représentent des investissements viables», explique le directeur de Symbiotics, Roland Dominicé. La mission principale des firmes du secteur consiste donc à déterminer à quelles sociétés accorder des prêts.

2,5 milliards de clients potentiels

La progression du secteur résulte de l’importante demande de fonds émanant de personnes exclues du système financier traditionnel. Malgré le développement des micro-prêts, les besoins restent immenses. «Environ 2,5 milliards de personnes et 200 millions de très petites entreprises n’ont accès à aucun service financier dans le monde», explique Peter Fanconi, le directeur de BlueOrchard. Selon le rapport de ResponsAbility, la croissance économique de la plupart des pays en développement en 2015 devrait encore augmenter les besoins de financement. Une hausse du PIB dans ces marchés encourage les très petites entreprises à emprunter davantage pour soutenir leur expansion et permet la création de nouvelles structures, également demandeuses de fonds.

A l’instar de la demande de capitaux, l’offre augmente d’année en année. Symbiotics compte par exemple doubler sa masse sous gestion (un milliard de francs aujourd’hui) d’ici à 2018. L’intérêt des prêteurs découle de plusieurs facteurs. Les placements en microfinance ont généralement des rendements attractifs, de l’ordre de 4%. Ils constituent également une opportunité de diversification du portefeuille dans un domaine a priori moins volatil que les marchés financiers. Enfin, et c’est sans doute l’élément le plus médiatisé, il s’agit d’un investissement socialement responsable. Ces arguments permettent d’attirer un vaste public, tels que des fonds de pension, des banques privés ou de développement.

Cet écosystème de bailleurs est très présent à Genève. Selon Jean-Michel Servet de l’Institut de hautes études internationales et du développement, il n’est donc pas étonnant que cette industrie ait émergé, au début des années 2000, dans la cité de Calvin. «Un tiers de la fortune privée mondiale est gérée depuis Genève et la microfinance constitue un placement alternatif financièrement attrayant. De plus, de nombreuses organisations basées à Genève favorisent l’expansion de l’investissement solidaire, notamment le Fond international de garantie et la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED).» L’auteur de «La vraie révolution du microcrédit»* évoque également l’éthique calviniste qui imprègne certains banquiers de la place et les rend sensibles à la finance responsable.

Réduction de la pauvreté?

La success story de la microfinance a toutefois été ternie ces dernières années par plusieurs crises. La plus médiatisée a eu lieu dans l’état indien de l’Andhra Pradesh en 2010. La multiplication des institutions de microcrédit a conduit des milliers d’emprunteurs au surendettement, tandis que les microbanques exerçaient des pressions considérables pour récupérer leurs avoirs. Les tensions politiques qui ont suivi, envenimées par une vague de suicides chez les débiteurs, ont causé une forte augmentation des cas de non remboursement. Conséquence directe, le principal fonds administré par BlueOrchard a sous-performé (-1,32%) face aux marchés d’actions américains en 2013. Face à cette situation, le directeur de BlueOrchard Peter Fanconi considère que l’extension de l’industrie doit aller de pair avec davantage de transparence. «Nous décelons un fort potentiel de croissance en Afrique subsaharienne, à condition que les régulations relatives à la microfinance soient plus claires et mieux contrôlées.»

Un débat plus large concerne l’impact du microcrédit sur la réduction de la pauvreté. Souvent présenté par les gestionnaires de fonds comme une caractéristique de ce secteur financier, il constitue un argument de poids pour attirer les investisseurs. «Pourtant, l’essentiel des études démontrent que la microfinance ne réduit pas la pauvreté, nuance Jean-Michel Servet. Certaines postulent même qu’il s’agit d’un instrument de sous-développement.» Le spécialiste met en avant le fait que les microbanques se concentrent sur les prêts, parfois utilisés à des fins consuméristes, et négligent souvent des produits tels que les assurances ou l’épargne qui permettent d’améliorer la régularité des revenus des plus démunis.

Nouveaux modèles

Cette remise en question a conduit les sociétés genevoises à modifier en partie leur modèle d’affaires, jusqu’alors concentré dans le prêt aux institutions de microcrédits. Cette industrie émergente, appelée «finance d’impact», vise à maximiser l’effet positif des placements sur les populations les plus démunies. BlueOrchard a, par exemple, développé en 2014 un fonds dont l’objectif est de promouvoir l’éducation en Afrique, en finançant notamment les études secondaires et universitaires. Autre illustration du phénomène, Symbiotics souhaite miser sur le financement de PME à travers des banques régionales. De nouveaux acteurs ont aussi vu le jour dans le segment de la finance d’impact ces dernières années. C’est le cas d’Impact Finance Management, une entreprise créée en 2010 par Cédric Lombard, un ancien de Symbiotics. Elle a ainsi accordé un prêt aux cafés genevois Boréal Coffee Shop. En contrepartie, l’entreprise s’approvisionne en café vert directement auprès de coopératives de producteurs en Amérique centrale, Ethiopie et Indonésie.

Selon Bertrand Gacon le président de Sustainable Finance Geneva, une association dont le but est d’encourager l’essor de la finance responsable, le marché de la microfinance est arrivé à maturité. «Le secteur est en forte croissance, mais difficile à pénétrer pour de nouveaux acteurs.» En revanche, il souligne que la finance d’impact recèle de nombreuses opportunités.

* «La vraie révolution du microcrédit », éditions Odile Jacob.
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1. BlueOrchard, la pionnière aux 2,5 milliards investis

Fondée en 2001, BlueOrchard est la plus ancienne entreprise de microfinance de Genève. A ses débuts, elle décroche la gestion du Dexia Microcredit Fund, un fonds créé dans le cadre de la CNUCED, puis cédé à la banque Dexia. Le fonds, qui se montait à une dizaine de millions de francs en 2001, pèse aujourd’hui 230 millions.

BlueOrchard gère plus d’un milliard de francs répartis dans six véhicules financiers. Elle compte une soixantaine d’employés répartis dans six pays, notamment dans ses bureaux de Phnom Penh, Tbilissi, Lima et Nairobi. Depuis sa création, l’entreprise a investi plus de 2,5 milliards de francs dans 260 microbanques réparties dans 60 pays.

La société est dirigée depuis 2014 par l’ancien directeur de la banque privée Vontobel, Peter Fanconi. Elle a récemment adopté une stratégie de diversification qui se matérialise à travers deux nouveaux instruments de placement. L’un est destiné à soutenir le développement de l’éducation et l’autre à diffuser des assurances contre les risques climatiques dans les pays émergents. «Je m’attends à une forte croissance de la société, mais mon objectif principal est de m’assurer de la robustesse de nos procédures», indique le CEO.

2. Symbiotics, la cadette devenue grande

Symbiotics, créée par deux anciens de BlueOrchard en 2004, connaît une croissance spectaculaire: elle est passée de 50 à 84 employés en 2014. Elle gère ou conseille 26 fonds, un record en Suisse. L’entreprise s’est spécialisée dans la création de véhicules financiers sur-mesure. «Sur demande de clients asiatiques, nous avons établi un instrument de placement spécifiquement dédié au soutien des femmes dans plusieurs régions du Sud-Est asiatique», détaille le directeur, Roland Dominicé.

Le Genevois anticipe un doublement des avoirs, qui se montent à un milliard de francs actuellement, d’ici à 2018. «Cet objectif de croissance peut paraître assez agressif, mais il correspond à la réalité du segment de la microfinance commerciale, qui progresse de 20% chaque année.» Le cofondateur de Symbiotics mise sur une diversification des activités. «Nous n’avons pas avantage à accroître notre position dans la microfinance. Nous gérons actuellement 10% des avoirs du secteur. Si nous augmentions notre part de marché, nous nous exposerions à un risque systémique.» La société investit ainsi dans des prêts pour la rénovation d’habitations et dans le financement d’activités agricoles à travers des banques rurales. De plus, Symbiotics a ouvert en mars 2015 un bureau à Zurich pour se rapprocher de la clientèle germanophone.

3. Bamboo Finance: s’impliquer dans les microbanques

Après avoir cofondé BlueOrchard, Jean-Philippe de Schrevel a lancé Bamboo Finance à Genève en 2007. Spécialisée dans l’investissement dans le capital de microbanques, la PME gère 250 millions de francs répartis dans quatre fonds. «Nous sommes actionnaires et présents au conseil d’administration de ces entreprises, explique-t-il. Nous avons une connaissance très étendue de leur fonctionnement, ce qui permet d’en orienter le développement.» L’objectif de Bamboo Finance est le rachat des microbanques par des banques régionales. Les institutions de microcrédit peuvent ainsi bénéficier des ressources de ces grands groupes pour baisser leurs taux d’intérêts et proposer de nouveaux services tels que l’épargne, l’assurance ou encore le paiement par téléphone portable.

Les placements de Bamboo Finance, qui emploie 25 personnes réparties dans cinq bureaux (Singapour, Luxembourg, Bogota, Nairobi et Genève), ne se limitent pas aux institutions de microcrédits. La société entre, par exemple, dans le capital de compagnies spécialisées dans la création et la distribution de lampes et de systèmes domestiques solaires en Asie et en Afrique. «Un marché à la croissance phénoménale», s’enthousiasme le directeur. Ces perspectives positives incitent Jean-Philippe de Schrevel à l’optimisme: il compte doubler les avoirs gérés par Bamboo Finance d’ici à une année.

4. Impact Finance Management, un modèle alternatif

Cédric Lombard, un ancien de BlueOrchard et de Symbiotics, a quitté cette dernière en 2010, lassé de devoir se cantonner au financement des microbanques. Une décision renforcée par une année passée au Mexique pour y ouvrir la première branche de Symbiotics, en 2008. «Le Mexique illustre la crise de vision d’un secteur qui se dit social, mais qui ne songe qu’aux profits», estime le Genevois. Il remet notamment en cause la nature des créances. A ses yeux, de nombreuses opérations s’apparentent à des prêts à la consommation.

Le modèle d’Impact Finance Management se concentre sur des investissements qui maximisent le bénéfice des plus démunis. Il s’agit souvent de producteurs situés au début de la chaîne de valeur, à qui l’on donne, par exemple, l’opportunité d’exporter leurs récoltes. Les projets financés sont très différents les uns des autres, de la réintroduction dans les Andes colombiennes de la noix du Brésil à l’extraction d’or équitable au Pérou.

L’entreprise gère environ 25 millions de francs, une somme qui devrait doubler d’ici à 2016. Le financement d’Impact Finance Management est pour le moment assuré par ses quatre associés. La société devrait atteindre l’équilibre dans le courant de l’année.
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.