LATITUDES

Portrait d’un nez

Créateur exclusif des parfums Hermès, Jean-Claude Ellena revient sur les quatre décennies de sa brillante carrière. Il dévoile quelques secrets de sa palette de parfumeur – des ingrédients extraits de la nature aux foisonnants subterfuges de l’industrie chimique.

«Créer des parfums n’a rien à voir avec la chimie! C’est un engagement total, et j’aime à dire que je suis entré en parfumerie comme on entre en religion, en lui donnant ma vie.» Si Jean-Claude Ellena est aujourd’hui, après plus de quarante années de carrière, le plus célèbre des nez, il le doit sans doute au raffinement de son esthétique et à la passion obsessionnelle qui l’anime à l’égal des plus grands artistes, mais aussi à son amour du mot juste et son art du discours.

Inspiré par les variations sur un même thème des musiciens de jazz comme par l’esthétique de pleins et de vides des estampes japonaises, Jean-Claude Ellena est le plus littéraire des parfumeurs. Un artisan et un artiste qui se définit lui-même comme un «écrivain d’odeurs», et qui, en devenant le parfumeur exclusif de la maison Hermès en 2004, a eu à cœur de replacer son art au centre, loin des contraintes du marketing.

Un échantillon prometteur

Jean-Claude Ellena naît à Grasse (FRA) d’un père parfumeur qui, à table, renifle chacun des aliments qu’on lui présente, au grand dam de son épouse qui n’y voit guère un modèle d’éducation pour ses enfants. Petit, sa grand-mère l’emmène chez ses voisins cultivateurs partager le quotidien des cueilleuses de jasmin. Il apprend alors à la fois l’odeur des fleurs et l’odeur des femmes. Ouvrier à 16 ans dans une usine de Grasse, Jean-Claude Ellena poursuit son apprentissage dans un milieu presque exclusivement féminin: «Distillation, extraction, chimie – pendant ces années-là, j’ai touché à tout, y compris au balai et au nettoyage des cuves, glisse-t-il d’un air taquin. Et j’en garde un très bon souvenir!» En 1968, il intègre l’école de parfumerie Givaudan nouvellement créée à Genève. Rebelle à l’enseignement théorique, il veut travailler et l’annonce. «Le directeur de la parfumerie Givaudan m’a donné à copier un échantillon de parfum – qui ne sentait pas très bon. Neuf mois et quelques formules plus tard, il m’a engagé comme assistant.»

Les maisons de parfumerie traditionnelles puisent alors leur inspiration dans la nature, et sa supposée perfection est la base de leur tradition d’excellence. Chez Givaudan, l’approche industrielle voue les parfumeurs à la toute-puissance de la chimie et de ses techniques qui vont démultiplier le nombre de composants mis à la disposition des créateurs. «Au début, cela replace le parfumeur au centre, je vais faire mon marché auprès des ingénieurs chimistes et j’élargis ma palette en choisissant les molécules qui me conviennent, se souvient Jean-Claude Ellena. Et puis très vite, je me rends compte que parmi la centaine de muscs qu’on me propose au lieu des dix existant dans la nature, les différences sont minimes, et que cela ne nous rend pas plus créatifs, juste plus soumis au diktat du marché. On ne crée rien, on reproduit ce qui se vend bien.»

Aujourd’hui, Jean-Claude Ellena a réduit sa palette à 200 composés – là où la plupart des créateurs de parfums en ont près d’un millier à leur disposition. Parmi eux, 25% sont d’origine naturelle, modulables en fonction du procédé d’extraction. «Une odeur d’origine naturelle peut être composée de 300 à 500 molécules différentes, explique le créateur. Par distillation fractionnée, on peut donc modifier son caractère avec une grande précision. Par exemple, retirer l’odeur terreuse d’arachide grillée présente dans une odeur de vétiver pour n’en conserver que la note florale dominante.»

Une lavande parfaite

Dans le même esprit, Jean-Claude Ellena a réinventé l’odeur de la lavande, une lavande «parfaite». «Par un procédé de distillation moléculaire, nous avons trié les 400 molécules présentes en 50 fractions, chacune étant certifiée par chromatographie: au final, le coût a été multiplié par dix, mais la lavande était telle que je la voulais. Ce sont des plaisirs que je m’offre avant de les offrir au public.»

Pour Hermès, le parfumeur a conçu des parfums Romans, comme Calèche, Bel Ami, Terre d’Hermès, et puis aussi des parfums Poèmes, les Hermessences (Cuir d’Ange, Poivre Samarcande, Brin de Réglisse, etc.). Les parfums Romans, complexes, sont conçus pour raconter une histoire et, comme en littérature, utilisent des procédés identificatoires pour accrocher le lecteur. «Un parfum ne doit pas être étrange, sinon la plupart des gens vont le rejeter», explique-t-il. «Il faut au contraire multiplier les portes d’entrée avec des odeurs déjà présentes dans la mémoire des gens, c’est ce que j’appelle des hameçons. Par exemple, l’odeur fraîche et agréable d’un zeste de pamplemousse peut être un bon moyen d’accrocher le lecteur d’un parfum féminin.»

A contrario, les parfums Poèmes sont conçus à partir d’une vingtaine de composés au maximum. «Les Poèmes constituent mon labo d’essai, explique-t-il. En les créant, je ne cherche pas forcément à séduire un large public, c’est avant tout un plaisir très égoïste qui consiste à aller au bout d’une idée et le plus simplement possible.»
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Une version de cet article est parue dans le magazine Technologist.