LATITUDES

Dans la cité des buildings géants

Shanghai s’est engagée dans une course vers les hauteurs: la tour la plus élevée d’Asie, 632 mètres, y sera achevée en 2015. Reportage.

Haut dans le ciel de la ville, une grue s’active au sommet du bâtiment qui est en passe de devenir le plus vertigineux d’Asie: la Shanghai Tower. Situé dans le district financier de Lujiazui, le colosse de 128 étages, culminant à 632 mètres, sera achevé l’an prochain. L’édifice rejoindra alors le World Financial Center, un autre géant du quartier de 492 mètres de haut, surnommé le «décapsuleur» en raison de sa forme insolite. Il côtoiera également la fameuse Pearl Tower, 468 mètres, qui donne à Shanghai sa silhouette si distinctive. Depuis la fin des années 1980, plus de 2’000 tours dépassant les 100 mètres de hauteur ont été construites dans la mégapole.

La réussite économique chinoise s’est accompagnée d’un spectaculaire mouvement d’urbanisation. Entre 1979 — date de l’ouverture du pays à l’économie de marché — et 2013, la population des villes a été multipliée par quatre et les constructions en hauteur se sont imposées comme une évidence.

«Les autorités tentent de densifier au maximum pour préserver les terres agricoles, qui sont insuffisantes, analyse Andries Diener, associé chez Diener Syz Real Estate, une entreprise suisse spécialisée dans le marché immobilier asiatique, qui possède un bureau à Shanghai. Les tours permettent aussi de réduire les contraintes liées au transport, en raccourcissant le temps de trajet des citadins entre leur logement et leur lieu de travail. En cela, le modèle urbain chinois se situe à l’opposé de celui des Etats-Unis, où les banlieues étendues composées de maisons individuelles sont la norme.»

La profusion de gratte-ciel a profondément changé le visage de Shanghai. Souvent faite à marche forcée, cette évolution suscite néanmoins l’approbation des habitants. Madame Yang, 61 ans, rencontrée devant un des nombreux malls du centre-ville alors qu’elle se prépare à un après-midi de shopping avec sa fille, raconte qu’elle a dû quitter son «shikumen», une de ces habitations typiques disposées le long d’étroites ruelles.

«Ils ont rasé le quartier pour y construire un gratte-ciel. En contrepartie, nous avons reçu un appartement dans une tour. Je suis parfois nostalgique car j’avais grandi dans une de ces maisons où tout le monde se connaissait. Dans un immeuble moderne, le lien social n’existe plus, les voisins se parlent à peine. Mais le changement le plus important à Shanghai ces dernières années concerne le niveau de vie, qui a beaucoup augmenté. Et cela, j’en suis contente. C’est simplement très dur pour les jeunes, qui subissent beaucoup de pression, car acheter un logement est devenu très difficile.»

Explosion des prix

La dernière décennie a été marquée par une forte hausse des prix de l’immobilier. «En 2003, le mètre carré valait entre 5’000 et 6’000 yuans (environ 800 francs suisses, ndlr). En 2013, il atteignait 24’000 yuans, souligne Zhang Hongwei, directeur de la recherche pour la compagnie de conseil en immobilier Tospur Real Estate Consulting. La demande est très importante; elle oscille entre 200’000 et 300’000 appartements neufs par an.»

L’attrait de Shanghai explique en grande partie ces besoins: la ville est un aimant qui attire entreprises, travailleurs et étudiants. «Ces cinq dernières années, 600’000 personnes se sont installées à Shanghai chaque année, poursuit le responsable. En Chine, posséder un logement revêt une très grande importance et chacun devient propriétaire dès qu’il le peut. Cela concerne en particulier les jeunes couples qui se marient – ils sont 150’000 chaque année à Shanghai. Autre facteur important: la politique de l’enfant unique a été assouplie, un changement qui va provoquer entre 20’000 et 30’000 naissances supplémentaires chaque année, et donc de nouveaux besoins.»

Sans compter que les goûts des Shanghaiens ont évolué: la classe moyenne émergente souhaite aujourd’hui vivre dans des appartements plus spacieux. La transition d’une économie basée sur l’industrie à une économie de services stimule par ailleurs la demande de surfaces de bureaux.

La qualité des bâtiments s’est aussi drastiquement améliorée. «Celle des constructions les plus importantes est comparable à ce que l’on peut trouver en Suisse, explique Daniel Heusser, un architecte zurichois installé en Chine depuis vingt ans et fondateur du bureau Virtuarch à Shanghai. De manière générale, les Chinois se préoccupent de plus en plus de la sécurité des bâtiments et de leur impact sur l’environnement et la santé. Les personnes qui gèrent les projets sont plus qualifiées et les matériaux à disposition bien meilleurs qu’auparavant. Mais le rythme de travail s’est accéléré: que ce soit pour les concours ou les constructions, les délais sont beaucoup plus courts que par le passé.»

Qui profite de la vigueur du secteur? Avant tout le gouvernement. «Les autorités vendent les terrains et récoltent des taxes, ce qui leur permet d’investir dans de nouvelles infrastructures, indique Andries Diener de Diener Syz Real Estate. Mais la tendance bénéficie également, un peu par hasard, aux particuliers qui ont acheté au centre-ville il y a longtemps et encaissent une somme importante en revendant leur bien aujourd’hui.»

Autres grands gagnants: les promoteurs immobiliers et les entreprises du secteur de la construction. Le principal promoteur du pays, China Vanke, une société basée à Shenzhen et cotée aux Bourses de Shenzhen et de Shanghai, a vu son chiffre d’affaires augmenter de 32% en 2013, à 127,5 milliards de yuans, soit plus de 18 milliards de francs suisses. L’entreprise de construction Shanghai Construction Group, détenue par l’Etat et cotée à la Bourse de Shanghai, affiche des revenus de 102 milliards de yuan pour 2013, en hausse de 9,5%.

Le domaine de l’architecture est aussi peuplé de géants. Shanghai Xiandai Group, un bureau de 4’800 employés, a participé à la conception de 70% des bâtiments du district financier de la ville. Des grands acteurs qui dominent tout: «Le marché manque de transparence, commente un architecte étranger installé à Shanghai. La plupart du temps, les contrats ne sont pas attribués à l’entreprise qui présente le meilleur projet, mais à celle qui a les meilleures relations. Dans la construction, les compagnies sont immenses. Elles ont soit appartenu à l’Etat par le passé, ce qui leur offre une position privilégiée, soit se trouvent encore en mains publiques.»

Frein à la spéculation

La croissance du secteur marque toutefois un peu le pas depuis quelques mois, à la suite de mesures prises par le gouvernement pour enrayer la flambée des prix. Par crainte d’une bulle immobilière, Pékin a en effet instauré des limitations sur l’achat d’un deuxième logement et des conditions plus strictes pour l’accès au crédit.

«Les mesures du gouvernement ont freiné la spéculation et, pour l’instant, les investisseurs attendent de voir où va aller le marché, analyse Andries Diener. Une baisse des prix de 10 à 15% peut être envisagée. Mais, à moyen terme, les prix vont à nouveau augmenter en phase avec la croissance de l’économie. Nous tablons sur une hausse de 4 à 5% corrigée de l’inflation.» Zhang Hongwei, de Tospur Real Estate Consulting, estime également que le repli est temporaire. Selon lui, les prix grimperont jusqu’à 30’000 yuans le mètre carré d’ici à trois ans.

Le Shanghaien est optimiste quant au développement de sa ville. A quoi ressemblera-t-elle dans dix ans? «Le gouvernement ne laissera pas la population croître sans restriction. A mon avis, la progression s’arrêtera autour de 30 millions d’habitants. L’industrie lourde, surtout les activités les plus polluantes, sera transférées vers d’autres provinces, et la ville se concentrera encore davantage sur les services. Les prix de l’immobilier devraient donc se stabiliser. Shanghai est une ville pragmatique, vous savez.»
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Une version de cet article est parue dans Swissquote Magazine (no 4 / 2014).