La Suisse serait-elle devenue la Corée du Nord du monde libre? L’épisode burlesque d’officiers des deux pays partageant quelques cartouches fournit l’occasion de se poser la question.
Il faut prendre les bonnes nouvelles d’où elles viennent. Et surtout, par les mauvais temps qui courent, d’où qu’elles viennent. Pourquoi s’offusquer, parler d’«erreur stratégique», d’initiative «totalement déplacée», clamer que tout cela serait «inapproprié, inacceptable et regrettable», comme on l’a fait un peu partout, à gauche, à droite et au milieu? Alors qu’on aurait pu se réjouir. Que des officiers nord-coréens participent avec des officiers suisses à un finalement très pacifique et inoffensif exercice de tirs dans la campagne genevoise, cela ne prouve-t-il pas qu’il nous reste encore quelques bons et francs amis?
On aurait tort de faire la fine bouche devant les potentialités de cet axe naissant Berne-Pyongyang. Entre damnés de la terre, ne sommes-nous pas fait pour nous entendre? Qu’importe finalement si l’hostilité générale que semblent susciter ces deux pays, la Suisse et la Corée du Nord, s’enracine dans des raisons à peu près inverses.
A l’une, on reproche son absence totale de démocratie, à l’autre son excès de souveraineté populaire, qui foule aux pieds, chaque weekend de votations, des traités et accords internationaux patiemment négociés par les élites. On s’indigne de la pauvreté extrême dans laquelle sont plongés les habitants de l’une, contraints dit-on de manger de la terre, et de la richesse arrogante où baignent les citoyens de l’autre, capables de dédaigner l’offrande d’un salaire minimum à 4000 francs.
On dénonce la férocité policière de l’une, on moque le laxisme de l’autre, où des assassins récidivistes sont envoyés dans la nature sans trop de précautions, où des élus peuvent exiger qu’on amende pour excès de vitesse des gendarmes lancés aux trousses de voleurs. On s’inquiète du bellicisme bruyant de l’une, qui n’hésite pas de temps à autre à faire exploser quelques bombinettes nucléaires, à tester quelques missiles de très longue portée, censés narguer si pas effrayer le grand ogre satanique américain. On s’agace du pacifisme pingre de l’autre qui se permet de snober un bel avion cédé à prix d’ami par un pays scandinave pourtant au-dessus de tout soupçon.
On s’effraie de la folie à peu près avérée du dirigeant de l’une, ce Kim Jong-un imprévisible et sanguinaire, cet Ubu du Soleil-Levant prompt à jouer de la machine à décerveler et dont on ne rappellera pas ici — ce serait trop facile — qu’il a passé une partie de sa jeunesse en Suisse. On se prendrait au contraire à regretter le manque de folie du président actuel de l’autre, ce Burkhalter atone, si sage, si neutre, si raisonnable, si lisse et dont on soupçonnerait qu’il répugne à faire du mal à une mouche.
Toujours est-il que le mépris international envers l’une comme envers l’autre, cette hostilité de principe envers la Suisse et la Corée du Nord, pour des raisons si évidemment opposées qu’on vient d’énumérer, repose peut-être bien sur un vague socle commun: la défiance envers la différence. Car c’est bien là le seul point commun qui réunit Berne et Pyongyang: l’une et l’autre ne font rien comme les autres.
Certains pronostiquent que l’étreinte sur la Suisse va se desserrer. Bien sûr, on peut imaginer que l’Europe, donneuse de leçons après le vote suisse du 9 février contre la sacro-sainte libre circulation, en rabatte en peu. Avec ses Fronts nationaux en poupe, ses UKIP et Jobbik en verve, ses Aubes dorées au vent, Bruxelles pourrait moins faire la maligne.
Sauf que ces gens-là, ces nationalistes aussi obtus les uns que les autres, le sont chacun à leur manière et se montreront probablement infichus de s’entendre, ne pèseront en rien sur la politique européenne. Le sort de la Suisse ne sera probablement pas adouci par la montée des fachos arrogants et autres souverainistes braillards. Les négociations avec l’UE ces mois à venir s’annoncent féroces. Et Burkhalter sera à la manoeuvre. Qui a dit: dommage que ce ne soit pas Kim Jong-un?