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Une épidémie d’injustices

Faits divers sordides, menaces aux frontières, tout semble bon pour se sentir mal. Jusqu’à réclamer la guillotine et piétiner le droit.

Cette maladie hautement contagieuse n’était pourtant pas concernée par la révision de la loi sur les épidémies. On veut parler du sentiment d’injustice, dont on pourrait dire, comme pour la peste, que si tous n’en meurent pas, tous du moins en sont frappés.

Au hasard, les citoyens genevois. Ceux du moins et surtout qui se reconnaissent dans le MCG, et en suffoqueraient presque d’indignation: des gens plus jeunes, plus entreprenants, mieux formés et moins chers — autant dire des frontaliers — lorgneraient sournoisement leurs emplois.

Il se murmure au bout du lac que ce sentiment d’injustice-là va peser fort lourd dans les votations cantonales du 6 octobre. Et tant pis si, comme le rappelle un éditorial du Temps, les chiffres montrent que «le chômage a baissé alors que le nombre de frontaliers doublait».

Le problème avec le sentiment d’injustice est qu’il ne colle pas souvent avec le droit. «Scandaleux!», s’exclame ainsi Christine Bussat, présidente de la Marche Blanche et choquée par le refus à une voix près du Conseil national de soutenir son initiative: interdire à vie aux pédophiles de travailler avec des enfants.

Une mesure qui pourrait sembler de bon sens, mais contre laquelle la Conseillère fédérale Simonetta Sommaruga a victorieusement argumenté en invoquant, justement, le droit: une telle façon de faire serait contraire au principe incontournable de proportionnalité.

Le sentiment d’injustice et de révolte face à une décision qui paraît favoriser les agissements des pédophiles peut mener à une conclusion absurde mais logique, que Christine Bussat n’hésite pas à tirer, dans le Matin: «Décidons à la place des juges.»

Et que dire de la colère qui enflamme une bonne partie du pays après le meurtre odieux d’Adeline par un dangereux récidiviste? Ce qui remue l’indignation populaire, entre autres, ce sont les conditions de détention du pervers et l’injustice ressentie devant le sentiment que les criminels derrière les barreaux seraient mieux traités que les présumés innocents devant, comme s’en agace un lecteur du Matin: «Ben voyons, qu’on continue à tout leur fournir, Internet, jeux vidéos. Ils sont franchement bien mieux lotis que certaines personnes qui travaillent et qui arrivent tout juste à tourner avec leur salaire.» Trop injuste en effet.

A force de ressentir de l’injustice à tous les coins de rue, on en arrive à vouloir renverser la table, ou plutôt comme l’inénarrable ex-juge et député UDC Jean-Luc Addor, à actionner la guillotine.

La peine de mort, rien que ça, le talion pour tout purifier, mettre les pendules à zéro, comme si moins par moins pouvait donner plus, une mort pour une mort rendre la vie à qui que ce soit. Ce n’est pourtant pas par hasard que les foules jadis se précipitaient pour goûter ce spectacle qui n’était sans doute pas la justice mais rassasiait et abreuvait au moins le glouton, l’assoiffé sentiment d’injustice: les exécutions capitales en place publique.

La réplique du rédacteur en chef de la Liberté Louis Ruffieux qualifiant Addor de «plaideur et flatteur des plus bas instincts de l’être humain» ne pourra sonner que comme une sage mais creuse imprécation aux oreilles d’une justice vécue comme instinct et sentiment brut. Sachant, comme l’impitoyable duc de Rochefoucauld l’avait évidemment repéré, que «l’amour de la justice n’est pour la plupart des hommes que la crainte de souffrir l’injustice».

Addor et les coupeurs de tête pourraient aussi méditer à profit cet avertissement du romancier italien Cesare Pavese: «Se venger d’un tort qu’on vous a fait, c’est se priver du réconfort de crier à l’injustice.»