On ne se méfie jamais assez des envieux et des conformistes. Qu’on soit grand patron d’un groupe pharmaceutique ou plantigrade des Grisons.
«Notre envie dure toujours plus longtemps que le bonheur de ceux que nous envions.» Pourquoi cette célèbre et implacable maxime de La Rochefoucauld? Evidemment pas pour défendre qui que ce soit, et surtout l’humble Vasella.
Humble, l’homme au parachute à 72 millions? L’humilité est en tout cas une qualité de son management mise en avant par ses rares amis, dont un titre de presse pas forcément hostile à la grande entreprise. Même ceux-là pourtant, ses plus énamourés admirateurs, l’ont lâché, Vasella, sitôt le fameux chiffre articulé.
Et tant pis pour l’humble promesse du bénéficiaire d’affecter cette somme à des bonnes œuvres. Trop c’était trop, l’unanimité dans la consternation a été générale. Alors que cette colossale indemnité ne faisait que se tenir où les rémunérations diverses et régulières de Vasella s’étaient toujours maintenues: dans l’abstraction la plus générale.
72 millions, même en 3 versements, cela ne dit rien à personne — enfin à presque personne. Quelques dizaines de millions venant s’ajouter aux dizaines de millions qu’encaisse Vasella chaque année et depuis des années: inimaginable, impalpable pour le commun des mortels.
Tellement inimaginable que la question se pose: à partir de quel montant, exactement, faut il commencer à s’indigner, et à s’indigner justement? Et surtout, à de tels niveaux d’abstraction, pourquoi s’indigner encore? C’est là que l’envie devient une piste.
Dans un ouvrage récemment traduit — «L’envie, essai sur une passion triste» — la philosophe italienne Elena Pulcini rappelle que Tocqueville l’avait déjà pressenti: la démocratie produit de l’envie. C’est dans une société où l’égalité s’apparente au dogme suprême que le motif d’envier son voisin mieux loti sera la plus vive. Même s’il est rarement aisé de distinguer entre la basse envie et le respectable sentiment d’injustice. D’autant, nous dit Pulcini, que ceux qui réclament justice se voient souvent accusés du péché capital d’envie, ou du moins d’aigreur, les tiers-mondistes bavards et les ennemis saliveux de la haute finance ou de la mondialisation le savent bien.
Par coïncidence, le soir du jour glorieux où l’on vit Vasella, sous la vindicte populaire, renoncer à son pactole, un autre Suisse, pour l’heure inconnu, empochait à peu près exactement la même somme — 75 millions — à un jeu de loterie. En mouillant donc nettement moins sa chemise. Voilà quelqu’un — à moins que le gagnant ne soit Vasella lui-même, ce qu’au diable ne plaise! — qui sera passé en quelques secondes du statut d’envieux à celui d’envié, dont on dira que ni l’un ni l’autre ne fait vraiment… envie.
Il est pourtant possible en Suisse d’être victime d’un mouvement de masse autrement meurtrier que l’envie: la réprobation conformiste devant le dépassement de fonction. On ne pense pas ici au chef brutalement débarqué de l’office fédéral de la statistique Jürg Marti. Bien que les principaux griefs à son encontre — autoritarisme, sexisme, homophobie — semblent assez éloignés du monde des chiffres et des graphes.
Non, on veut parler plutôt ici de M13, le fameux ours des Grisons, sauvagement abattu par les forces de l’ordre au fond du Val Poschiavo, pour ne s’être pas montré, en somme, assez ours. La bête, si l’en croit les comptes rendus de presse, «venait systématiquement chercher sa nourriture dans les zones d’habitation, suivait des personnes durant la journée et ne se montrait absolument pas farouche, en dépit de plusieurs actions menées pour l’éloigner des villages.»
Mais là où M13 a sans doute passé les bornes, c’est dans le sort qu’il réservait à ses victimes: «Une adolescente, confrontée récemment à l’animal, a d’ailleurs été hospitalisée en raison d’un état de choc. Elle n’avait pas été blessée.» Quelle perfidie. Une bête sauvage qui croise le petit chaperon rouge sans même toucher à un seul de ses cheveux n’avait sans doute plus sa place dans un monde où la statistique rend beauf et où l’argent le plus respectable est celui gagné à l’Euromillions.