KAPITAL

Entreprises: comment succéder à une icône

Prendre le relais d’un patron charismatique n’est pas toujours chose aisée. Qu’en pense le successeur de Pierre Keller à l’Ecal? Et celui de Jean-Claude Biver auprès des montres Hublot? Enquête.

C’est une difficulté supplémentaire, dans une entreprise, que de devoir trouver un successeur à un patron particulièrement charismatique. On l’a vu dernièrement chez Apple, où le nouveau CEO, Tim Cook, semble quelque peu transparent comparé au célébrissime fondateur de la marque.

Une situation délicate à laquelle ont été confrontés de nombreux patrons en Suisse romande, comme l’illustrent les exemples ci-dessous. «Le défi vient du fait que les personnes ayant entouré un patron charismatique ont bénéficié de son rayonnement, de son enthousiasme, de sa confiance, de son empathie ou de sa sensibilité. A son départ, cela laisse un vide», résume Lorenzo Pestalozzi, directeur du centre de formation en management CRPM.

Passée une inévitable période de deuil, les anciens collaborateurs peuvent cependant très bien accueillir une nouvelle personnalité. Le mieux est de rester soi-même, tout en conservant une certaine continuité. Un CEO avec un style froid et directif prenant le relais d’un patron chaleureux peut laisser les équipes commerciales ou les ingénieurs, habitués à davantage d’émotion plutôt qu’à du pur rationnel, dans l’incompréhension, voire avec l’impression de se sentir «lâchés».

Mais, en fait, un patron peut-il travailler et parfaire son charisme? «Si par charisme on entend une sorte d’«état de grâce» qui suscite l’adhésion et la collaboration des autres, je pense que la meilleure formation est de mieux se connaître et de bien se trouver dans sa peau», relève Lorenzo Pestalozzi. Un mélange d’expériences, notamment hors de sa zone de confort, couplée au partage de celles-ci peut permettre un développement de cette qualité. «Cela mène à la confiance en soi, qui, à son tour, nous permet d’oser et d’entreprendre avec les autres», ajoute le spécialiste.

D’autres pistes relèvent davantage du développement personnel que de la formation. Des exercices sur la prise de parole en public, ou des cours autour du «lâcher-prise» peuvent y contribuer. «Au final, souligne Lorenzo Pestalozzi, le fait de se donner à une activité qui nous passionne peut nous permettre de sortir du formalisme ambiant et manifester en nous une spontanéité rafraîchissante.» Cette authenticité, exprimée avec respect et dans un esprit de construction est, selon lui, l’une des principales composantes du charisme.

Pour John Antonakis, professeur de comportement organisationnel à HEC Lausanne, le risque pour le successeur consiste à se retrouver dans l’ombre de son prédécesseur: «Cela prend du temps, on est forcément comparé à l’autre. C’est pourquoi je conseille de préparer le terrain avec au moins cinq années d’avance. Le problème est que les leader charismatiques, généralement assez narcissiques, n’y pensent pas toujours…»

Quoi qu’il en soi, ceux-ci doivent avant tout être des experts dans leur domaine d’activité. «Bien sûr, l’idéal est qu’une personne bénéficie à la fois des bonnes aptitudes et de l’aura», poursuit le professeur, pour qui le charisme signifie avant tout une influence symbolique basée sur l’idéologie et les émotions: «Un leader charismatique n’influence pas les autres avec une carotte et un bâton. Il doit défendre une mission, une raison d’être, des valeurs qu’il applique dans sa vie quotidienne, dans ses choix. Il doit montrer de la passion. Tout cela finira par agir comme un virus, qui finira par se répandre.»

A-t-il des trucs pour tenter d’améliorer cette qualité? Recourir à des analogies, des images, des métaphores, des anecdotes peut permettre d’aller dans ce sens. Communiquer de manière simple et directe, avec passion, également. De même que savoir exprimer les sentiments des autres. Ces effets passent la plupart du temps inaperçus. «Il ne faut pas l’oublier: être bien formé, intelligent et bénéficier de beaucoup d’expériences sont les éléments centraux qui cultivent la confiance en soi», indique John Antonakis.
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Hublot

Patron iconique s’il en est en Suisse romande, Jean-Claude Biver vient de céder sa place de directeur de la marque Hublot à Ricardo Guadalupe. Les deux hommes ont travaillé ensemble pendant près de 20 ans, notamment chez Blancpain. Le second exerçait jusque-là la fonction de directeur opérationnel au sein de la marque horlogère basée à Nyon. Sa nomination avait été prévue de longue date. «Plus qu’une succession, il s’agit d’une transmission de Jean-Claude Biver qui reste président du conseil et sur lequel je pourrai m’appuyer encore dans le futur, ce qui est évidemment une grande chance, souligne le nouveau CEO de 47 ans. Le challenge pour moi consiste à amener Hublot vers d’autres sommets encore.»

Pour Ricardo Guadalupe, le charisme peut différer selon les personnes. «Bien sûr, celui de Jean-Claude Biver est unique par son énergie communicative, son dynamisme permanent, sa passion profonde pour son métier. Je suis une autre personne et par conséquent mon charisme est différent, plus posé. Ce qui ne m’empêche pas d’être animé par une passion forte pour mon travail dans l’horlogerie.»

Pour sa part, Jean-Claude Biver, 62 ans, continuera à s’impliquer fortement au sein de la société. Il restera porte-parole officiel et coordonnera les (nombreuses) activités de communication de l’entreprise. «Mon conseil le plus précieux, c’est de rester soi-même, de continuer à avoir le courage de ses opinions et, surtout, de toujours se remettre en question. Le doute doit devenir un allié, car il permet de progresser à travers la remise en cause.» Il convient donc pour lui de rester à l’écoute d’autrui, de toujours chercher à apprendre et d’accepter l’aide que l’on peut recevoir.

Pour l’ex-CEO, le charisme est l’expression d’une personnalité ouverte vers l’extérieur, qui a confiance en elle et vit en harmonie intérieur: «C’est un travail qui peut se faire. Souvent tout seul, mais des fois avec de l’aide extérieure. Je ne pense pas que le charisme puisse simplement s’apprendre comme une poésie, mais on peut chercher à y arriver en travaillant sur soi-même. L’âge venant, ce travail devient un peu plus facile.»
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La Liberté

Louis Ruffieux a eu la lourde tâche de succéder à Roger de Diesbach, figure du journalisme d’investigation suisse, à la tête du journal fribourgeois La Liberté. Une succession qui s’est pourtant réalisée sans difficultés. «Je n’ai jamais eu de plan de carrière. D’abord, j’ai été son adjoint, puis lors des premiers signes de sa maladie (Roger de Diesbach est décédé en 2009, ndlr), il m’a demandé de lui succéder. Le fait d’avoir été associé aux décisions importantes depuis plusieurs années, et qu’il m’ait lui-même désigné ont grandement facilité les choses. Notamment au niveau de l’acceptation par le reste de l’équipe.»

Louis Ruffieux dit n’avoir jamais voulu «remplacer» son prédécesseur, mais simplement lui succéder, en maintenant une certaine continuité. Pour lui, charisme rime avec autorité naturelle. Il peut aussi être lié à l’expérience personnelle. La sienne, il l’a acquise au fil des ans, en tant que journaliste. «Roger avait un rayonnement plus général, grâce à son parcours très varié et à son immense réseau.»

Les deux hommes ont continué à travailler ensemble après le passage de témoin. La cohabitation s’est bien déroulée: «Il a eu l’intelligence de ne pas s’immiscer. Il a été très respectueux de mes prérogatives. Lui-même bénéficiait d’une carte blanche dans ses collaborations régulières.» Pour lui, le monde ne doit pas s’arrêter lorsqu’un patron quitte une société à laquelle il a été intimement lié: «Il ne faut pas considérer cela comme un poids. Il s’agit surtout d’un passé glorieux pour une entreprise.»
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Ecal

Alexis Georgacopoulos, 36 ans, a fait toutes ses armes au sein de l’école d’art lausannoise. Il y a débuté sa carrière en 2000 en tant que responsable du département de design industriel, avant de devenir doyen et responsable du programme de Master en design de produit. Depuis l’année dernière, il a pris la succession de Pierre Keller à la tête de l’institution. «On est toujours amené à succéder à quelqu’un. Quand il s’agit d’une personnalité d’une certaine ampleur, les enjeux peuvent effectivement paraître plus importants. Dans le cas de Pierre Keller, on a affaire à une vision claire et déterminée des choses. C’est cela qui fait avancer, surtout quand cette vision est communicative, voire contagieuse.» Pour lui, il s’agit d’un avantage, mais à prendre avec précaution: «Il ne faut surtout pas copier. Ce serait aller droit au mur.» Au contraire, il prône l’adaptation et une approche propre des situations.

Le charisme pour lui est avant tout le fait d’avoir de bonnes idées et de les transmettre aux autres. Et cela pas uniquement par les mots, mais surtout par les actions: «Le charisme on ne naît pas forcément avec, on le développe au fur et à mesure des expériences vécues au fil du temps. Il s’agit de convaincre son interlocuteur, de capter son attention sans pour autant faire du cirque. Dire les choses de manière simple et intelligente. Au final, avoir du charisme, c’est probablement avoir gagné le respect des autres.»

Pour sa part, Pierre Keller, 67 ans, n’a aucun conseil à donner à son successeur, si ce n’est de ne pas oublier «d’avoir de l’humour, du plaisir et même des coups de gueule. Et surtout d’aimer les étudiants». Il souhaite surtout que l’école d’art conserve à l’avenir son rayonnement international. «Le charisme, j’en ai fait une image, dit-il. Je suis resté moi-même et je crois que c’est ce qui a plu, tant au niveau local qu’international. Comme la beauté, le charisme, on l’a ou on ne l’a pas. Je crois qu’on peut dire que le charisme, c’est aimer être avec les gens.»
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Sottas

Entrepreneur dans l’âme, Bernard Sottas a choisi, en 2010, de passer les commandes de l’entreprise de construction qu’il a créée voici trente ans à son beau-fils Nadir Solenghi, et à sa fille Laure Sottas Solenghi, reprenant pour sa part la présidence du Conseil d’administration. Il conseille à son successeur, diplômé en ingénierie civile à l’EPFZ, de compter sur lui seul «pour les décisions courageuses», mais d’utiliser l’expérience des anciens afin de «progresser plus rapidement». Et aussi de faire confiance aux jeunes dans l’entreprise et de «ne jamais perdre son intégrité».

Pour Bernard Sottas, le charisme, c’est faire juste au bon moment: «Bien sûr qu’il peut se développer, mais attention, le charisme peut assurer la réussite, mais pas forcément le bonheur. Et en définitive, le bonheur est le plus important dans la vie.»

Pour sa part, Nadir Solenghi est conscient de son jeune âge (il avait 37 ans lorsqu’il a repris la direction de l’entreprise en 2010). «Tout le monde a probablement cru que c’était trop tôt. Mais la confiance et la compréhension des clients et des collègues ont été exceptionnelles. J’avais en quelque sorte l’impression d’avoir encore le droit à l’erreur.»

Lui et son épouse ont accepté de succéder à Bernard Sottas en tant que patrons. «Notre formation d’ingénieur EPFZ, la connaissance du métier, de la branche et de l’entreprise, après 10 à 15 ans d’ancienneté, ainsi que le fait d’avoir pratiqué aux côtés de Bernard toutes ces années, sont autant d’atouts qui nous aident à diriger cette entreprise dans la même philosophie sculptée ensemble cette dernière décennie.» Cependant, ils ne prétendent pas remplacer l’homme emblématique connu de tous dans la région fribourgeoise et dans la branche de la construction métallique.

Pour lui le charisme, c’est avant tout la force et la facilité avec laquelle un individu arrive à «influencer, convaincre et séduire les gens, en gagnant leur estime et leur sympathie. Le tout avec passion et intégrité: cela fait un cocktail imbattable.»
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.