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Autopsie des dysfonctionnements genevois

Au-delà du fiasco politique actuel, la République souffre d’un mal structurel bien plus profond. En pleine crise de croissance, Genève tarde à adapter ses institutions. Exemples et commentaires.

C’est une énième claque pour Genève: le 18 janvier dernier, le Conseil fédéral n’a pas retenu dans ses perspectives financières la traversée autoroutière du lac visant à décongestionner l’axe de contournement de la ville. Une mauvaise nouvelle pour un Conseil d’Etat déjà suffisamment mis à mal ces jours-ci par la fronde de la population contre le nouveau réseau de transports publics et la colère de la police face à ses conditions de travail. Sans parler des frasques nocturnes de l’un de ses membres…

Politiques et médias incriminent les trois magistrats concernés, Michèle Künzler (Verts), Isabel Rochat (PLR) et Mark Muller (PLR), jusqu’à demander ouvertement la démission des deux derniers. Et pour ne rien arranger, le Conseil d’Etat se montre incapable de gérer de manière collégiale cette succession de crises. «Face à la tourmente, observe le journaliste Pascal Décaillet, il n’y a eu aucune réaction claire, cinglante, unie, cohérente, du gouvernement.» Les collègues de Mark Muller lui ont même demandé s’il avait «pensé à démissionner».

Mais ni cet échec du gouvernement en matière de collégialité ni les compétences individuelles du personnel politique n’expliquent à eux seuls les nombreux dysfonctionnements dont souffre Genève depuis bien des années. C’était en effet les mêmes dossiers qui agitaient la République en 2009, avant l’élection du Conseil d’Etat actuel.

«Avec 10’000 nouveaux emplois par an, Genève est victime de son succès, estime l’ancien conseiller d’Etat Guy-Olivier Segond. La ville devient une agglomération et le canton une région.

Cette crise de croissance se traduit par une saturation en matière de logements et de mobilité.» Le petit territoire genevois n’est pas à la mesure de ses ambitions économiques, la conception d’un espace géopolitique plus vaste s’impose.

Mais les édiles locaux, enchaînés à une vision étriquée de la République, semblent avoir du mal à le comprendre, et à imaginer le développement du canton au-delà des frontières. «Les Genevois sont totalement imperméables au concept de collaboration régionale, car l’histoire de la cité s’est faite contre ses voisins, dans l’héritage de la mythologie de l’Escalade, explique le député PDC Guy Mettan. Ici, Nyon et Annemasse (F) sont Terrae incognitae!» La cité du bout du lac accouche ainsi de son nouveau statut d’agglomération dans la douleur.

«Il manque à Genève, au-delà des instances politiques actuelles, une assemblée régionale transfrontalière, légitime et démocratique, qui se pencherait sur les grandes thématiques de développement, telles que le réseau de transports ou l’aménagement du territoire», regrette Guy-Olivier Segond. Il existe certes un projet d’agglomération franco-valdogenevois censé donner vie et structurer ce bassin de population, qui atteindra le million d’habitants d’ici à vingt ans. «Mais cet organe est un chefd’œuvre de technocratie, complètement illisible et invisible, qui ne jouit d’aucune légitimité démocratique», ajoute-t-il.

Annemasse et Nyon ne sont pas les seules Terrae incognitae pour les autorités genevoises. Avec Berne aussi, les liens sont ténus. «Le fait que le Conseil fédéral n’ait pas retenu le projet de traversée de la rade illustre l’isolement de Genève à Berne, explique Xavier Comtesse, directeur romand d’Avenir Suisse. Le canton est particulièrement mal représenté dans l’administration fédérale, où l’on trouve proportionnellement beaucoup plus de Fribourgeois, de Valaisans et de Neuchâtelois. Il y a plus de 100 directeurs d’office, pas un seul n’est Genevois. Il faut maintenant conquérir la machine administrative bernoise.»

Car une forte présence à Berne permet de décrocher plus facilement des crédits. Xavier Comtesse, lui-même ancien fonctionnaire genevois à Berne, cite l’exemple de la science. «Les fonctionnaires genevois et vaudois étaient particulièrement présents dans cet office. Cela a permis à l’EPFL et à Lausanne de gagner des millions de francs de crédits face à Zurich. Les Suisses alémaniques nous en veulent encore…»

Pour pallier ce déficit d’image alimenté par les fameuses «Genfereien» et mieux défendre ses intérêts à Berne, Genève s’est déjà associée au canton de Vaud au sein de l’organe «Métropole lémanique». En 2008, après plusieurs années de tergiversations, le canton a par ailleurs mandaté deux lobbyistes pour faire entendre sa voix sous la Coupole. «Il y a une prise de conscience des lacunes monstrueuses dans ce domaine», observe Guy Mettan.

Est-ce qu’à l’avenir, leurs actions se révéleront plus efficaces que l’échec de la traversée de la rade ne le laisse penser? A en croire les propos du conseiller national Manuel Tornare sur le plateau de l’émission Genève à chaud, les efforts doivent se poursuivre intensément. «La feuille de route pour ces quatre prochaines années de Didier Burkhalter, en charge des Affaires étrangères, ne dit rien sur Genève!»

Mais, pour l’heure, les regards sont encore braqués sur la politique locale. Là aussi, les dysfonctionnements structurels des institutions sont flagrants: «Les institutions actuelles, créées au XIXe siècle, ne sont plus adaptées aux défis de notre époque», constate le radical Murat Julian Alder, vice-président de la commission de rédaction en charge de proposer une nouvelle Constitution pour Genève. Depuis 2008, 80 élus planchent sur ce projet qui sera soumis en votation en octobre de cette année.

«Aujourd’hui le canton n’est pas gouverné, il est administré par sept chefs de département qui forment un collège doté de peu d’autorité, poursuit Murat Julian Alder. Il faut qu’un seul magistrat préside le groupe tout au long de la législature, comme dans le canton de Vaud. Une forte personnalité politique, dont le capital sympathie s’imposerait et dépasserait même les frontières du canton.» Autour de ce leader pourrait se créer un vrai collège uni… L’unité, la solidarité, deux vertus qui font cruellement défaut à l’équipe en place.

L’organisation actuelle affaiblit le collège des magistrats. «Le Conseil d’Etat ne sait pas s’imposer face au Grand Conseil, il doit pourtant assumer ses responsabilités et son leadership, lance Thierry Tanquerel, membre socialiste de l’Assemblée constituante. A Genève, la culture partisane est beaucoup plus forte que dans les autres cantons, et les partis ont moins le sens de l’Etat cantonal. La culture de fiefs, du «je ne t’embête pas, tu ne m’embêtes pas», empêche une vision plus large des affaires publiques».

Pour remédier à ces faiblesses, des personnalités à forte carrure politique doivent gouverner. Le projet de la nouvelle Constituante pointe du doigt le système actuel d’élection des conseillers d’Etats: les magistrats sont élus à la majorité relative (33% des voix) et non pas absolue. «Nous proposons une élection à deux tours, poursuit Thierry Tanquerel. Il y aura moins de sélections des partis, le peuple n’élira que de vrais hommes et femmes d’Etat.» Pour le journaliste Pascal Décaillet, cette «faille» a favorisé le mauvais casting de 2009. «A travers des coalitions opportunistes, le centre droit s’est arrangé pour élire Isabel Rochat, au détriment de “l’emmerdeur”, à savoir Eric Stauffer, président du MCG.»

Est-ce que la nouvelle Constitution soulagera tous les maux genevois? «Elle ne va pas changer grand-chose, estime Guy Mettan. Ce ne sera qu’un polissage, un lifting, avec certes quelques bons points.» Une problématique ne sera pas traitée: la redéfinition claire des tâches entre le canton et les communes. Une occasion ratée de mettre fin aux éternelles bisbilles entre la Ville et l’Etat, qui paralysent tant de dossiers.

«La Constitution a la vocation de poser les jalons d’une nouvelle législation cantonale, répond Murat Julian Alder. Elle n’a pas la légitimité d’établir une réflexion de politique transfrontalière par exemple. La Constitution encourage les collaborations transfrontalières, mais ne va pas créer une instance politique pour les gérer.»

En matière d’aménagement, population et communes figurent régulièrement parmi les opposants aux nouvelles constructions. Pour rappel, le projet CEVA, la liaison ferroviaire reliant le centre de Genève à Annemasse, a encaissé le nombre record de 1600 recours. Après plus de dix ans de négociations, et malgré la médiatisée pose de la première pierre, le chantier démarre à peine… «Il manque un négociateur des collectivités publiques sur les grands projets d’aménagement, estime Guy Mettan. Il faut que quelqu’un présente le projet aux riverains en jouant la carte de la transparence. Dès qu’un nouveau projet émerge, les Genevois ont peur de se faire rouler dans la farine par les autorités…»

Outre ce manque de confiance dans les autorités, la crise de croissance pèse sur le moral des Genevois. «Les gens en ont marre de la saturation et rejettent tout développement de la ville, car il signifie pour eux une dégradation de leur qualité de vie», analyse Guy-Olivier Segond.

Une réforme fiscale pourrait favoriser le soutien des communes. «Actuellement, tout nouveau résident ne représente qu’une source de charges pour une commune. L’impôt communal versé par ce citoyen est majoritairement reversé à la commune sur laquelle il travaille et non pas à celle dans laquelle il vit, explique Murat Julian Alder. En rectifiant cet aspect — ce que souhaitent les constituants de droite –, les Municipalités verraient très certainement d’un meilleur oeil l’arrivée de nouveaux logements.»

Qui mènera ces réformes de fond? Pour Guy Mettan, «il faut attendre qu’émerge une nouvelle génération, avec une vision régionale et fédérale». Car Genève vit aujourd’hui un changement sociodémographique d’envergure: «L’élite traditionnelle de banquiers, professeurs et pasteurs disparaît, mais on ne voit pas encore émerger une nouvelle élite qui ait un esprit d’agglomération. Il s’agit d’une phase critique, et historique, que les élus actuels ne peuvent gérer.»
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Trois magistrats contestés

Mark Muller (PLR)
Département des constructions et des technologies de l’information

Mark Muller a commencé l’année 2012 en haut de l’affiche: une plainte pénale a été déposée contre lui pour une bagarre, le soir du Nouvel An, dans une discothèque genevoise dont il est chargé de gérer le déplacement forcé — le dossier lui a été retiré. L’élu a riposté en déposant plainte à son tour. En 2011 déjà, son loyer de 1800 francs pour un appartement de 7 pièces avait soulevé des critiques, alors même que le magistrat peine à trouver des solutions pour résorber une pénurie de logements historique à Genève.

Isabel Rochat (PLR)
Département de la sécurité, de la police et de l’environnement

La gestion de la Police est depuis longtemps une «patate chaude» dans la République. Sous Isabel Rochat, elle semble se transformer en véritable mutinerie. L’ancienne conseillère administrative de Thônex, novice sur le plan cantonal avant d’accéder au Conseil d’Etat, doit faire face à la grogne du syndicat de la police, qui est allé jusqu’au boycott de son rapport annuel. En cause notamment: sa «méconnaissance» des dossiers. L’UDC et le PS s’accordent à exiger un remaniement ministériel. Le MCG Eric Stauffer appelle à sa démission.

Michèle Künzler (Verts)
Département de l’intérieur et de la mobilité
Exaspération. Le mot est sur les lèvres de la vaste majorité des usagers des Transports publics genevois. Depuis la reconfiguration de 70% des lignes du réseau en décembre, les critiques pleuvent sur Michèle Künzler, jusqu’alors très discrète: retards sur les lignes, transbordements dangereux, congestion du trafic. L’écologiste a déjà cédé du terrain en rétablissant le tracé initial de deux lignes de bus. Mais la crise est profonde, et les Genevois ont la colère durable…
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L’Education et les Finances

Deux autres magistrats sont attendus au tournant cette année. Charles Beer, en charge du Département de l’instruction publique, s’est attiré la foudre des enseignants en proposant de réintroduire l’école le mercredi matin au niveau de l’enseignement primaire. Les syndicats hurlent à la «surcharge de travail» tant pour les élèves que pour les enseignants. Le référendum ayant abouti, les Genevois voteront sur ce point en mars prochain.

Du côté des Finances, David Hiler manifestait déjà son inquiétude en 2011: après cinq ans de bonne conjoncture, Genève redécouvre les déficits. «En trois mois, nous avons perdu 200 millions de recettes», signale le conseiller d’Etat. Pour redresser les finances publiques, la population devra se serrer la ceinture. Des coupes dans les dépenses ou une hausse des impôts semblent inévitables…
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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo. Collaboration: Serge Maillard