LATITUDES

Le goût de la baleine

De passage aux îles Féroé, notre journaliste a été confrontée à cette chasse sanglante au cétacé qui émeut l’opinion. A-t-elle commis un crime en mangeant de la baleine?

Alors que je déguste, par politesse, de la baleine chez un pêcheur de Skuvoy, des images défilent dans ma tête: Pinocchio, Jonas, Moby Dick… Et puis, impossible de m’en départir, des visages d’hommes mus par des instincts sanguinaires.

Me voici replongée dans l’univers qu’a su capter le jeune photographe Regin Dalsgaard dont j’ai découvert dans la librairie de Torhavn l’ouvrage «2 minutes» sur la tradition locale de la chasse à la baleine.

Le goût très âcre de cette viande me répugne. Je n’en laisse rien paraître et me repasse les images de Dalsgaard. Debout dans l’eau glacée d’une mer rougie par le sang de leurs proies, des mâles se livrent au «Grind», un corps à corps macabre entre des hommes et un groupe pouvant aller jusqu’à plus de cent baleines-pilotes rabattues par des bateaux de pêche dans une baie peu profonde pour y être tuées.

Ici, les adolescents reçoivent un «grindaknivur» (couteau) qui leur permet de devenir des hommes le jour où ils l’enfoncent dans un globicephala melas, une baleine de quelque cinq mètres et huit cents kilos.

Un rituel qui, sur cet archipel sous protectorat danois, situé entre l’Islande et l’Ecosse, n’appartient pas à un âge révolu. Les photos de Dalsgaard me fascinent et m’interrogent. Ces hommes ne sont pas des baleiniers japonais. Le pêcheur qui m’a accueillie, détrempée, dans sa maisonnette m’offre ce qu’il a de plus précieux: de fines tranches de baleine séchée. Ai-je commis un crime en les acceptant?

Il y a quelques années, sans hésitation, j’avais signé une pétition exigeant l’arrêt immédiat de l’extermination des baleines. Aujourd’hui, non seulement je mange de la baleine mais je peine à porter un jugement sur le «Grind».

Dans le port de Torshavn que je regagne quelques heures plus tard, j’aperçois le bateau de l’eco-pirate Paul Watson de l’organisation Sea Shepherd et le trimaran Brigitte-Bardot. L’opération «Ferocious Isles» est lancée. Grâce à des dispositifs sonores déposés en mer, les baleines ne devraient pas s’approcher des côtes cet été.

Comment choisir son camp? Je m’installe à la bibliothèque et feuillette la presse locale. Depuis quelques jours, le quotidien «Sosialurin» consacre des pages entières à Watson, présenté comme l’ennemi public numéro un.

«Vous êtes une journaliste de Greenpeace?», demande mon voisin. Difficile de passer inaperçue dans ce lieu peu touristique! Ma réponse négative le rassure et, plein de zèle, le voici qui propose de traduire les articles qui m’intéressent en ajoutant: «Je suis un mangeur de baleine comme mes concitoyens, mais je ne suis pas féroce».

De la baleine, on en trouve rarement sur les cartes des restaurants mais, sur commande, on vous en préparera volontiers. Dans la capitale, le magasin «Marco Polo» vient d’afficher «Special Offer: Whale» sur une grande ardoise déposée sur le trottoir. «De la provoc pour exciter Watson», m’assure le tenancier du bistrot d’à côté.

Le mammifère marin se mange en famille. Après un «Grind» dans l’une des 23 localités autorisées à cette pratique, la viande est partagée très démocratiquement entre les habitants du district.

Si tous les hommes que j’ai interrogés en raffolent et tiennent à perpétuer une tradition qu’ils ne trouvent pas plus cruelle que le spectacle offert dans nos abattoirs, les femmes sont plus partagées. «Je déteste voir cette mer rouge, mais c’est comme ça…», me confie Anna. «Les jeunes ne poursuivront pas. Ça va s’arrêter tout seul maintenant que nous pouvons nous nourrir autrement», m’assure Anna Maria.

L’avis de Jens-Kjeld Jensen, le célèbre ornithologue de Nolsoy, m’intéresse. «Les baleines-pilotes ne sont pas menacées mais focalisent toute l’attention alors que le sort des macareux m’inquiète, mais personne ne s’en soucie.»

Un point de vue partagé par un autre scientifique de Vestmanna, Bergur Olsen. Avec la surpêche et la disparition des petits poissons, ses craintes se portent aussi sur les oiseaux. «Il y a 800’000 baleines-pilotes, une population qui demeure relativement stable. Je ne comprends pas pourquoi elles ont tant d’avocats dans le monde.»

Et si c’était leur teneur excessivement élevée en mercure qui allait parvenir à dissuader les Féringiens de tuer et manger des baleines? Le scénario est évoqué par Pal Weihe, un chercheur qui suit la concentration en mercure auprès d’un échantillon de 2000 enfants féringiens.

Notre pollution empoisonne les océans. Nous n’avons ni harpon ni couteau, mais nous menaçons tous les baleines.