KAPITAL

Franc fort: acheter futé à l’étranger

Euro, dollar, livre sterling… Les taux de change dopent le pouvoir d’achat des Suisses, pour autant qu’ils sortent du pays. Conseils et sélection de bonnes affaires.

Depuis deux ans, l’euro baisse, la livre sterling s’effondre et le dollar touche le fond. Pourtant, le prix des biens importés ne diminue pas en Suisse. Pire, l’indice des prix a même augmenté de 0,5% l’an dernier, tandis que l’euro perdait 15% de sa valeur. Un paradoxe qui ressemble à une confiscation. Le Secrétariat à l’économie (Seco) en convient timidement, lui qui signale dans un communiqué qu’«en comparaison internationale, la Suisse compte actuellement parmi les pays dans lesquels la répercussion des variations de change est plutôt inférieure à la moyenne».

Dans plusieurs secteurs, des ententes verticales entre fabricants, importateurs et distributeurs sont mises en cause. Grâce au franc fort, et au détriment des consommateurs, ces acteurs augmentent considérablement leur marge. La Commission de la concurrence a ouvert une série d’enquêtes à ce sujet l’an dernier. Notamment à l’encontre du groupe BMW qu’elle soupçonne d’entraver les importations parallèles de véhicules BMW et Mini. Le secteur automobile apparaît d’ailleurs comme celui où les disparités de prix avec l’Union européenne sont les plus importantes.

Dans la grande distribution, on retrouve aussi des écarts de prix importants. Certes, la majorité des produits vendus dans nos supermarchés sont fabriqués en Suisse et ne bénéficient pas du taux de change favorable. Mais, sur une longue liste de produits importés, ces avantages monétaires n’apparaissent pas plus. Des abus tels que le surveillant des prix Stefan Meierhans conseille carrément aux consommateurs suisses d’aller faire leurs achats hors du pays. Même la très protectionniste Fédération romande des consommateurs tient le même discours! «Jusqu’à maintenant, nous évitions de recommander d’aller à l’étranger pour défendre l’emploi en Suisse, dit Nadia Thiongane, économiste à la FRC. Nous trouvions également peu écologique de rouler des kilomètres pour s’approvisionner de l’autre côté de la frontière. Mais à force de voir que les prix n’évoluent pas dans le sens du consommateur, notre position s’infléchit. Aller faire les courses à l’étranger, c’est un moyen de faire pression sur les distributeurs.»

Les concernés donnent diverses explications à ces prix élevés. Pour Coop, c’est la faute aux autres: «Coop s’engage pour que les consommateurs profitent des avantages de change. L’an dernier, nous avons baissé les prix de 400 articles en lien avec le taux de change, assure Denise Stadler, porte-parole du distributeur. Cette année, nous avons étendu cette mesure à 2000 articles, dont environ 200 en lien avec la faiblesse de l’euro. Pour faire pression sur les fournisseurs, nous avons aussi recours ponctuellement aux importations parallèles. Nous faisons profiter à nos clients des avantages de prix sous forme d’actions. Mais lorsque Coop achète par la “voie officielle”, chez des fournisseurs basés en Suisse, cela peut entraîner un net renchérissement par rapport à l’étranger.»

Mauvaise foi? Exemple extrême, une crème solaire Nivea, annoncée en baisse de 4% chez Coop à 20 francs, est vendue l’équivalent de 10 francs en Allemagne, soit à moitié prix*. «Sur le marché suisse, cette crème est fournie par Beiersdorf Suisse qui nous propose un prix d’achat substantiellement plus cher qu’en Allemagne, explique Denise Stadler. De plus, avec l’introduction du principe du Cassis de Dijon (qui facilite l’accès au marché suisse pour les produits européens, ndlr), ce produit peut désormais être vendu avec une notice en une seule langue. Cela signifie que nous ne pouvons l’écouler qu’en Suisse alémanique et pas au Tessin ni en Suisse romande. La logistique s’en trouve compliquée et renchérie.»

Dans les chaînes internationales comme Ikea où des écarts de prix d’environ 30% sont aussi détectables, on objecte que les catalogues et des millions d’étiquettes de prix ont été imprimés en début d’année, lorsque l’euro se maintenait au niveau de 1,30 franc, alors qu’il n’en vaut plus que 1,16 aujourd’hui*. «Nous allons baisser une grande partie de nos prix dans notre prochain catalogue à paraître en août, promet David Affentranger, porte-parole du géant suédois. Par exemple, le canapé trois places Ektorp (actuellement 699 francs, ndlr) coûtera 100 francs de moins.»

Quoi qu’il en soit (raisons valables ou mauvaise foi crasse), le fait est que les répercussions à la baisse ont du mal à intervenir. Pour y remédier, la Fédération romande des consommateurs a demandé à Johann Schneider-Ammann l’organisation d’une table ronde avec tous les acteurs du marché. D’ici là, le consommateur a pour arme d’acheter malin en évitant les canaux qui distribuent des marchandises en franc suisse, c’est-à-dire: l’internet, les importations directes et les achats pendant les vacances à l’étranger.

Grande consommation

En raison de la politique protectionniste de la Suisse dans le secteur agricole, la viande, les fruits et les légumes sont meilleur marché en France. La perte de 25% de valeur de l’euro ces deux dernières années renforce encore les différences de prix. Ainsi, le kilo de bananes qui coûte 3,50 francs à la Migros s’achète pour l’équivalent de 1,90 franc (-46%) chez Carrefour de l’autre côté de la frontière. Et les côtelettes de veau passent de 51 francs le kilo en Suisse à 22 francs le kilo en France (-57%). Plus impressionnant encore, le kilo de steak de bœuf, qui coûte 44,50 francs à la Migros, s’achète 15,20 francs en France, presque trois fois moins cher! Il semble logique que sur ce type de denrées, dont l’approvisionnement se fait pour partie en Suisse, les écarts de prix se creusent. On s’étonne par contre de voir que des produits de marques similaires comme le jus d’orange sanguine Tropicana (à 5,50 francs en Suisse contre 3,20 francs en France) ou le Boursin ail et fines herbes (à 3,75 francs contre 2 francs) soient vendus respectivement 42% et 47% moins cher en France.

A cette partie, Migros joue sur les deux tableaux puisque le distributeur pratique des prix suisses à Genève et des prix français dans ses enseignes de l’Ain et de Haute-Savoie. Claude Deffaugt, directeur général de Migros France, a pourtant refusé de commenter les écarts d’étiquetage entre les filiales du même groupe, préférant nous expliquer par écrit qu’«une comparaison qui ne prendrait pas en compte une analyse exhaustive des paramètres et des conséquences à moyen et long terme pourrait induire une appréciation non réaliste»…

Plus pragmatique, le consommateur, lui, fait vite le calcul. Son pouvoir d’achat est multiplié au-delà de la frontière. Et autant qu’il en profite. Attention tout de même à ne pas dépasser la somme de 300 francs par trajet, audessus de laquelle la douane perçoit des redevances d’importation.

Vacances

«Je rentre de quelques jours à New York. C’est ahurissant le pouvoir d’achat qu’on a avec le franc suisse», s’exclame Serge Bacher, responsable des ventes pour la Suisse romande chez Kuoni. Mais c’est aussi dans toute la zone euro et en Grande-Bretagne que ce sentiment d’être tout d’un coup plus riche va animer les Suisses pendant leurs vacances cet été.

Sans surprise, les ventes vers ces destinations s’envolent. «Les Etats-Unis marchent très fort, tout comme la Grèce et les Baléares», confirme l’agent de voyages. Pour profiter du franc fort, mieux vaut choisir un voyage sur mesure que sur catalogue. On obtient par ce biais billets d’avion, nuits d’hôtel et liaisons intérieures au taux du jour. Les voyagistes ont fixé les tarifs de leurs forfaits avec leurs touropérateurs, il y a quelques mois, lorsque le franc ne valait comparativement pas autant.

Renforcé par la désaffection pour la Tunisie et l’Egypte en lien avec les révolutions arabes, le succès des plages européennes a tout de même pour conséquence fâcheuse une raréfaction des places. «Cette année, les gens ont moins spéculé sur les last minute et réservé tôt. Il devient difficile de trouver des places pour les Baléares notamment», avertit Serge Bacher.

Autre gros succès saisonnier, la Grèce et ses îles n’est pourtant pas bradée, contrairement à ce que l’on pourrait croire. La crise de la dette a obligé le gouvernement Papandréou à relever le taux de TVA, ce qui réduit les effets avantageux du change. Mais quand on est si riche, autant donner un coup de pouce aux plus démunis en consommant chez eux, n’est-ce pas?

Automobile

La Suisse importe l’intégralité des véhicules à moteur de son marché. La fluctuation du change devrait donc particulièrement se faire ressentir chez les concessionnaires. Mais la réalité ne suit pas du tout cette logique comptable. «Le prix des véhicules particuliers est manifestement découplé de l’évolution des prix dans le pays de fabrication et des variations du cours de change», relève ainsi le Seco. Une remarque qui se confirme dans le détail. «Chez nous, il n’y a eu aucune baisse de prix», confirme un vendeur du garage Emil Frey à Crissier qui nous renvoie à l’importateur.

De forts soupçons d’entente verticale pèsent sur l’industrie automobile. La Commission de la concurrence accuse différentes marques d’intimider leurs revendeurs européens pour limiter les importations directes vers la Suisse. Elle rendra publics les résultats de son enquête sur ce point à la fin de l’année, selon son vice-directeur Olivier Schaller. Difficile de dire quel sera l’impact de ces résultats sur l’ensemble du secteur. D’ici là, l’importation directe, lorsqu’elle est possible, demeure le meilleur moyen de faire des économies. Depuis 1995, les prescriptions techniques suisses sont quasiment conformes à celles de l’Union européenne, ce qui facilite ce type d’achat. De nombreux garages et mandataires opèrent sur ce marché. En dépit des frais de douane, de transport et la commission d’environ 5% du mandataire, on peut gagner près de 20% sur l’achat d’un véhicule neuf. «J’ai le cas d’un client qui offre une bonne comparaison, raconte Lucien Della Franca, du garage du Grand-Pont à Orbe. Après négociation avec son concessionnaire et deux offres de baisse du prix catalogue, il obtenait sa Mini Cooper cabriolet à 29 000 francs. Je lui ai importé le même véhicule pour 24 000 francs, ce qui correspond à une économie de 17%.»

Autociel à La Conversion (VD) est un garage qui négocie uniquement des affaires d’importation au-dessus d’un prix catalogue de 50 000 francs. Il propose par exemple une Audi Q5 3.0 TDI Quattro neuve avec options, avec un prix catalogue de 107 990 francs, pour seulement 74 500 francs en importation directe. Gain pour l’acheteur: 31%, pour autant que le véhicule soit livré avant 2012 (entrée en vigueur de la future taxe CO2).

Il y a même moyen, sur certaines marques, d’effacer quelques milliers de francs supplémentaires. «Citroën ou Renault par exemple proposent des offres de reprise en France. Il suffit de présenter un permis de conduire pour en bénéficier», note Lucien Della Franca. Le système de ce revendeur est très simple. Son portail internet renvoie aux sites français des différentes marques qu’il gère. Le client sélectionne en ligne son modèle avec les différentes options puis lui envoie la référence exacte. L’importateur se charge ensuite de la commande, des formalités de TVA, du transport et des frais d’inscription de 250 francs au Service des automobiles, obligatoire pour un véhicule venant de l’étranger. Pas plus long qu’auprès d’un concessionnaire agréé, le délai de livraison va de trois à six mois selon la marque et le modèle.

L’instauration l’an prochain de la taxe sur les émissions de CO2 pourrait cependant donner un coup de frein à ce marché des importations directes. «Contrairement au particulier qui doit s’acquitter de l’intégralité de la taxe, les importateurs officiels vont payer un montant global pour leurs importations annuelles. Ils sont ensuite libres de reporter sur des véhicules peu polluants une partie de la taxe de gros véhicules polluants pour baisser artificiellement le prix de ces derniers», explique Joël Thiébaud, secrétaire de la Verband Freier Autohandel Schweiz (VFAS).

Des déséquilibres qui penchent en faveur du marché officiel et risquent d’annihiler les effets favorables de change sur certains modèles. Dans l’expectative, certains importateurs directs déconseillent à leurs clients de passer commande pour une livraison en 2012. La VFAS a demandé aux pouvoirs politiques de modifier ces aspects de la loi défavorables aux importations directes. En cas d’échec, elle prévoit de participer au lancement d’un référendum.

Vin

On l’oublie parfois: l’importation de vin de l’étranger est soumise à des droits de douane, mais cette taxe est liée à la quantité de vin et non au prix des bouteilles. Ainsi, qui ramène une caisse de Cos d’Estournel 2003 à 100 euros la bouteille ou une piquette à cinq euros doit s’acquitter des mêmes 60 centimes par litre à la frontière. Le premier aura par contre dépensé 35 francs de moins qu’il y a deux ans pour acheter une bouteille de la même année.

Comme le vin est un produit qui se garde longtemps, la plupart des prix affichés dans notre pays sont basés sur un taux de change antérieur à la chute de l’euro. De nombreux Suisses ont saisi l’intérêt d’aller s’approvisionner à l’étranger. Ils affluent notamment dans les caves de France voisine. «Nous faisons de beaux samedis grâce à la clientèle suisse. Je note une augmentation de chiffre d’affaires de 15% depuis le début de l’année en lien avec le taux de change», confirme Jean-Christophe Boudot de la Vinothèque du Léman à Ferney-Voltaire.

Il n’est cependant pas exclu de faire quelques bonnes affaires sans sortir des frontières. «Lorsque je fais un réassortiment avec un taux de change avantageux, je propose une action pour attirer les clients», assure le Fribourgeois Pierre Wyss, un marchand spécialisé dans l’importation de vins français.

Habillement

Le secteur de l’habillement présente un visage contrasté. De manière étonnante, l’infatigable casseur de prix H&M se distingue par des écarts de l’ordre de 30% à 40% entre la Suisse et la zone euro: un blazer prince de galles femme à 69,90 francs coûte l’équivalent de 47,80 francs seulement de l’autre côté de la frontière. Au taux de change actuel, cela signifie 32% d’économie. Chez les hommes, on peut acheter pour 96 francs une parka à l’étranger qui coûte 149 francs en Suisse, soit 36% d’économie. Pourquoi de tels écarts? «Il est clair que le taux de change joue un rôle dans la configuration des prix. Mais comme les achats textiles chez H&M se font en dollar américain, c’est cette monnaie qu’il faut prendre en considération et non l’euro», tente de répondre la porte-parole du groupe Verena Cottier. Pas très convaincant quand on sait que le dollar a aussi nettement reculé face au franc.

Il vaut donc la peine en tant que Genevois de faire un tour jusqu’au magasin H&M de Thoiry par exemple. Les autres profiteront de leurs vacances à l’étranger car la boutique en ligne de la chaîne suédoise ne fonctionne pas en Suisse. Chez Zara, où en valeur relative les différences de prix sont moindres (de l’ordre de 20%-25% selon nos pointages) mais plus intéressantes en valeur absolue car la chaîne espagnole pratique des prix plus élevés que son concurrent suédois. Pas moyen non plus de commander en euros sur l’internet car le magasin en ligne ne livre que dans le pays de la commande. Il faut donc se déplacer jusqu’à Annecy pour profiter de Zara en euros.

A mesure que l’on monte en gamme, les prix suisses se rapprochent des prix européens. Chez Louis Vuitton par exemple, le sac Speedy 25 bandoulière monogramme à 895 francs en Suisse coûte 822 francs en France. Un écart de prix faible (-10%) que les amateurs de la marque ressentiront à peine au moment d’un tel achat, réputé pulsionnel…

*Pour les calculs comparatifs de cet article, un taux de change de 1 euro = 1,20 franc a été considéré (moyenne des trois derniers mois).
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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo.