KAPITAL

«Oui, j’emploie des travailleurs au noir. Comme tout le monde»

Expéditive jusque dans ses rapports avec la loi, la chaîne de fast-food Mike Wong connaît un vrai succès et va ouvrir son troisième restaurant à Genève. Rencontre avec son fondateur, Pierre Turtschi. Qui ne connaît pas la langue de bois.

A Genève, l’ex-arcade Mövenpick a trouvé preneur. D’ici à octobre prochain, rue du Cendrier, les glaces seront remplacées par les nems et autres soupes thaïlandaises de la chaîne Mike Wong. «Avec une surface de 400 m2, ce sera le plus grand et le plus bel établissement de la chaîne, se félicite Pierre Turtschi, fondateur et directeur de l’entreprise qui gère déjà trois restaurants en Suisse. Avec cette nouvelle adresse, l’objectif est de doubler notre chiffre d’affaires qui s’élève actuellement à 5 millions de francs à Genève.»

Cette réussite économique, Pierre Turtschi la doit à un concept tout simple importé d’Asie il y a treize ans. «Dans les années 1980, je me rendais souvent en Thaïlande, où l’on trouve des plats savoureux à chaque coin de rue pour une bouchée de pain, raconte l’entrepreneur d’origine bernoise. En Suisse, il n’existait pas de tel restaurant asiatique: rapide, bon et peu onéreux. J’ai décidé de me lancer.»

L’enseigne a rapidement trouvé son public. «Le seul problème, c’est de recruter de la main-d’œuvre. Cela freine notre développement. Il est impossible de trouver des résidents suisses ou européens capables de travailler dans la restauration asiatique. Je suis obligé d’engager des travailleurs sans papiers. Les politiques, perchés dans leur fonction, ne comprennent rien. Ils ne font rien pour moi, sinon me coller des amendes.»

«Personne n’est au-dessus de la loi, commente sobrement Bernard Favre, le secrétaire général adjoint du Département de la solidarité et de l’emploi. Il y a peut-être dans ses propos un peu de mauvaise volonté. A Genève, près de 1300 chômeurs sont inscrits dans le secteur de l’hôtellerie et de la restauration et l’Europe compte 230 millions de travailleurs en âge d’exercer. Il doit donc être possible de recruter des employés. D’ailleurs, les autres restaurateurs asiatiques trouvent du personnel.»

«Faux, rétorque Pierre Turtschi. Tous les hôteliers et restaurateurs genevois sont obligés de faire travailler des gens au noir, mais je suis le seul qui ose le dire ouvertement.» Un comportement qui n’est pas du goût de tout le monde. «Pour parvenir à ses fins, il existe deux stratégies: faire du bruit ou faire des résultats. Lui a choisi de faire du bruit, persifle Laurent Terlinchamp, président de la Société des cafetiers-restaurateurs genevois. Ce n’est pas parce qu’une personne se plaint qu’il faut jeter l’ensemble du système. Les autres restaurateurs asiatiques trouvent du personnel. Peut-être que s’il payait davantage que le salaire minimum, il parviendrait à embaucher. C’est le principe de l’offre et de la demande.»

Du côté de l’administration genevoise, les rodomontades de Pierre Turtschi commencent à agacer: «Je ne suis pas sûr que sa stratégie médiatique améliore l’image de son entreprise, commente un employé du service de l’emploi. Il existe différentes manières de faire parler de son restaurant: certains font de la bonne cuisine, d’autres font du raffut. Regardez quel avocat il a pris!» Pour défendre l’une de ses employées frontalières d’origine thaïlandaise, Pierre Turtschi n’a pas hésité à recruter Me Mauro Poggia, avocat et… élu du Mouvement citoyens genevois (MCG). Un paradoxe assumé: «J’ai fait appel à lui parce qu’il pratique des tarifs raisonnables. Pas pour d’autres raisons. Je ne partage pas les idées du MCG. Dans mes restaurants, j’emploie une quinzaine de nationalités différentes et j’en suis fier. Sans les frontaliers et les étrangers, je pourrais mettre la clé sous la porte.»

Qu’importe, Pierre Turtschi sait faire parler de lui. Lorsqu’il lance le premier McWong, le 1er avril 1998 sur le boulevard James-Fazy, la devanture a de quoi faire jaser. Le grand «W» jaune du logo ressemble comme un jumeau inversé au «M» de McDonald’s. Quant à la virgule qui souligne le tout, elle semble prélevée sur une basket Nike… Trop pour le géant du hamburger américain qui menace de porter plainte.

«McDonald’s craignait que nous ne profitions de sa réputation. Comme nous n’avions pas envie de gaspiller des milliers de francs en procédure, nous avons préféré changer de nom pour devenir Mike Wong. Je ne m’attendais pas à une telle réaction de leur part. Ce n’était pas un coup marketing prémédité, affirme Pierre Turtschi. Je remercie beaucoup McDonald’s. Grâce à leur attaque, toute la presse a parlé de Mike Wong. Cette publicité fabuleuse nous a apporté beaucoup de clients dès le début.»

De fait, le petit restaurant du boulevard James-Fazy affiche souvent complet. «Je viens manger ici au moins une fois par semaine, dit Jérôme, un Genevois de 30 ans. J’aime particulièrement le fait que les cuisiniers fassent les plats devant les clients. Cela donne confiance.» Pierre Turtschi insiste sur le fait que tous les plats sont fabriqués à la demande du client avec des ingrédients provenant essentiellement d’Asie, «un gage de qualité», selon lui.

«Franchement, je n’aime pas tellement le goût du Mike Wong, tranche la gérante de l’un des plus vieux restaurants chinois de Plainpalais. Mais je n’ai rien contre. Nous ne nous adressons pas à la même clientèle, même s’il est sûr que leur arrivée augmente la concurrence.»

Fort du succès de sa première enseigne, Pierre Turtschi ouvre en mars 2001 un deuxième restaurant, juste à côté d’un McDonald’s, puis un autre en septembre 2009 à Fribourg. «J’ai été traumatisé par le manque de place à Genève. Les régies refusent souvent de transformer une arcade en restaurant par peur du bruit et des odeurs. A Fribourg, en revanche, la régie m’a accueilli à bras ouverts. J’ai d’abord cru que tout serait plus facile qu’à Genève, notamment en ce qui concerne les permis de travail. Erreur. Je n’ai jamais rencontré des autorités aussi bornées qu’à Fribourg. Pourquoi ne sont-ils pas aussi sévères avec les dealers qui nous embêtent sur le boulevard James-Fazy? Pourquoi les autorités s’acharnent-elles sur moi, qui fais travailler des dizaines de personnes?»

Pour se protéger des voleurs, Pierre Turtschi a équipé ses restaurants de caméras de surveillance. Et il ne s’arrête pas là. Après avoir identifié plusieurs pickpockets sur ses vidéos, le restaurateur imprime leur visage et les placarde sous la caisse de ses restaurants avec la mention: «Messieurs, sachez que la police est en possession de cette image. A bon entendeur, salut!» Une pratique qui fait bondir un avocat genevois: «Si un voleur se retourne contre lui, il risque d’être condamné. Il est interdit de montrer un présumé voleur en action. C’est une atteinte à la personnalité, sans compter le risque d’accuser par erreur une personne qui n’aurait finalement rien fait d’illégal.»

«Mon unique objectif est d’éviter que mes clients ne se fassent voler et agresser, se défend le patron du fast-food. Les brigands doivent savoir qu’ils ne peuvent pas faire ce qu’ils veulent chez moi. Chaque semaine, j’apporte mes vidéos à la police. Coller l’image d’un voleur pris en flagrant délit augmente l’aspect dissuasif.» Et lorsqu’il se trouve dans l’un de ses restaurants en même temps qu’un voleur, Pierre Turtschi n’hésite pas à faire la police lui-même. Spontanément, il montre des vidéos où il plaque de façon musclée des voleurs au sol, avant d’appeler les forces de l’ordre.

Ces dernières années, Pierre Turtschi pense avoir identifié une cinquantaine de voleurs. «Cela ne sert pas à grand-chose, soupire-t-il. Le dernier voleur que j’ai attrapé et remis à la police était libre trois heures plus tard. Cela fait treize ans que je me bats contre la délinquance et contre les autorités. Si cela ne s’améliore pas, je vais tout vendre ou tout arrêter. Ou alors, j’ouvrirai un Mike Wong à l’étranger. En Espagne ou en Thaïlande, ce serait bien. En tout cas, ce ne sera pas chez ces communistes de Français!»