KAPITAL

Les drogues synthétiques à l’heure du deal 2.0

Des drogues synthétiques «légales» s’achètent en ligne pour une poignée de francs. Les sites profitent du flou juridique entourant ces nouvelles molécules toujours en avance sur la loi.

Enfin! Depuis le 1er décembre 2010, la Suisse interdit la méphédrone, une nouvelle drogue de synthèse aux effets proches de l’ecstasy. Comme ses voisins européens, la Confédération a mis du temps à réagir. Les premières alertes concernant la consommation de cette molécule en Europe datent de 2007. A Londres en mars 2010, deux adolescents de 18 et 19 ans en sont décédés. Le composé a été identifié pour la première fois en Suisse dans le milieu festif zurichois lors de l’été 2009.

«Mais l’interdiction ne résout pas tout. Chaque fois qu’une molécule est classée sur la liste des stupéfiants, un nouveau composé apparaît, constate Emmanuel Lahaie, auteur d’une note sur la méphédrone et les stimulants de synthèse pour le compte de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT). Les laboratoires clandestins conservent toujours un coup d’avance sur les législations.»

Et pour reproduire les effets des drogues classiques, leur imagination à créer de nouveaux alliages chimiques non encore répertoriés semblent sans borne: en 2009, 24 nouvelles substances psychoactives ont été signalées par une enquête européenne. Un chiffre record qui sera vite battu, puisqu’en novembre dernier, trente et un nouveaux composés avaient déjà été comptabilisés pour l’année 2010. Ces savantes tambouilles moléculaires appartiennent aux familles chimiques des cathinones, pipérazines et phényléthylamines. Elles prennent l’aspect de poudres blanchâtres ou de comprimés et miment principalement les effets de l’ecstasy, du cannabis ou des amphétamines.

Les consommateurs servent de cobaye

Fabriquées dans des laboratoires clandestins installés notamment aux Pays-Bas, en Belgique et en Chine, «ces nouvelles substances utilisées dans les milieux festifs n’ont même pas été testées sur des rats lors­qu’elles arrivent sur le marché, explique Alexander Bücheli, de l’organisme de prévention zurichois Street Working. On prend les gens pour des cobayes de laboratoire.» «Les acheteurs ne savent absolument pas ce qu’ils consomment, renchérit Pierre Esseiva, professeur à l’Institut de police scientifique de l’Université de Lausanne. Ils se fient trop à l’aspect physique alors que cela ne veut rien dire. Deux pilules qui présentent exactement le même logo peuvent cacher des compositions très différentes.»

Sur le plan sanitaire, les nouvelles drogues de synthèse inquiètent. «Quelques cas de coma sont survenus en France après consommation de méphédrone associée à d’autres substances. Mais dans l’ensemble, les effets demeurent très peu décrits dans la littérature, souligne Emmanuel Lahaie. Quant à leur toxicité à long terme, c’est le néant absolu. Nous ne disposons d’aucune étude sur l’animal et encore moins chez l’homme.»

Une centaine d’e-boutiques

Ces nouveaux composés non contrôlés et commercialisés en tant que «legal highs» (euphorisants légaux) constituent un défi majeur en termes de surveillance. Vu qu’ils ne sont pas classifiés comme illicites, les saisies ne sont pas comptabilisées et les interpellations non effectuées, ce qui rend l’application d’une politique répressive difficile. De plus, leur mode de commercialisation via des sites internet dédiés offre une confidentialité bien supérieure aux deals classiques effectués dans la rue. «Le commerce sur internet explose pour tous les types d’achats et les substances psychoactives n’échappent pas à la règle», déplore Emmanuel Lahaie.

Début 2010, l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT) recensait 170 boutiques virtuelles commercialisant des «legal highs» en Europe. Les revendeurs identifiés sont établis au Royaume-Uni (37%), en Allemagne (15%), aux Pays-Bas (14%) et en Roumanie (7%). «L’analyse de pilules et poudres vendues sur internet a révélé une pureté de l’ordre de 40% au lieu des 99% annoncés», rapporte Emmanuel Lahaie.

Pour les consommateurs-internautes, c’est la fin du deal glauque effectué dans une ruelle sombre, ce sont des prix bas (la méphédrone s’achète pour 10 à 20 euros le gramme) ainsi qu’une impression surfaite de légalité. «Acheter sur internet donne une impression de qualité et d’officialité, note Alexander Bücheli. Les clients n’ont pas l’impression de transgresser la loi.» Jean-Pierre*, Parisien de 30 ans résidant à Genève depuis plusieurs années, explique: «Le point fort de l’achat en ligne, c’est la prévisibilité. Quand tu vas en soirée, il peut arriver que tu ne trouves aucune drogue sur place. Avec les sites, en revanche, tu passes ta commande et une semaine plus tard, tu reçois le produit directement dans ta boîte aux lettres. C’est hyper-rapide et ça donne l’impression, peut-être infondée, qu’il n’y a aucun risque.»

Directeur de la police judiciaire de Neuchâtel et auteur d’un ouvrage sur le marché de la drogue en Suisse, Olivier Guéniat ne cache pas que très peu de contrôles sont effectués: «La plupart des contrôles se font sur le fret ou aux douanes. Nous ne vérifions le courrier que des personnes déjà placées sous surveillance.» Les néo-consommateurs de narcotiques ont donc peu de risques de se faire coincer par ce biais-là. Pour autant, toucher de près ou de loin aux nouvelles drogues de synthèse n’est pas sans risque. «Si une personne se fait prendre avec une substance non inscrite sur le registre des stupéfiants, le juge peut mettre en avant le fait qu’il s’agit d’une molécule analogue à une drogue, prévient Olivier Guéniat. Il y aura alors débat d’experts sur la question. Si une condamnation sur la loi des stupéfiants est impossible, le juge peut se tourner vers la loi Swissmedic qui interdit l’importation et le commerce de toute substance non autorisée.»

Pour reprendre les mots d’un spécialiste du secteur: «Les drogues non classées sur la liste des stupéfiants ne sont ni vraiment illégales ni vraiment légales.» Dans la pratique, les importateurs et vendeurs sont généralement condamnés, les consommateurs beaucoup moins.

Pénurie et drogues de synthèse

«Nous dénombrons cinq ou six affaires de méphédrone sur le canton de Neuchâtel, comptabilise Olivier Guéniat. Les saisies de cette substance se font par hasard: nous sommes par exemple tombés sur de la méphédrone lors d’une perquisition effectuée chez un suspect pour trouver de la cocaïne. Il s’agit d’un marché de niche.» Un avis partagé par Marc Augsburger, responsable de l’Unité de toxicologie et de chimie forensique au Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV): «Les nouvelles drogues de synthèse demeurent très peu consommées en Suisse. En 2010, nous avons identifié la méphédrone dans trois échantillons qui s’ajoutent à quelques cas de personnes ayant consommé de la kétamine, du GHB ou encore du spice.»

Alors que la méphédrone est devenue en l’espace de quelques mois la quatrième drogue la plus consommée dans les clubs anglais, la Suisse reste peu concernée. «C’est une question de disponibilité, estime Alexander Bücheli. Tant que les substances classiques sont disponibles en quantité et en qualité, les consommateurs ne vont pas en chercher de nouvelles.» Lorsque la Suisse a vécu une pénurie de MDMA (ecstasy) entre 2009 et 2010, une nouvelle drogue, le mCPP, est ainsi apparue sur le marché zurichois. «Les producteurs ont remplacé le MDMA par du mCPP tout en continuant à vendre leurs pilules sous le terme générique d’ecstasy», poursuit Alexander Bücheli. Néanmoins les drogues classiques restent très disponibles en Suisse. «Lorsque je vivais en France, j’avais parfois du mal à trouver de l’ecstasy, raconte Jean-Pierre*. C’est ce qui m’a poussé à commander d’autres molécules sur internet. Mais ici, c’est extrêmement facile. Je n’ai jamais vu autant de coke qu’à Genève!»

*Le prénom a été modifié.
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Les principales drogues de synthèse

Méphédrone
Star du web en 2010, la méphédrone (une molécule de la famille des cathinones) est désormais interdite dans la plupart des pays européens. Commercialisée sous les noms de Miaou-miaou, M-Cat, ou Bubbles, elle a des effets similaires à ceux du MDMA. Elle aurait causé plusieurs décès.

Méthédrone
Très proche de la méphédrone tant au niveau chimique que par ses effets, cette drogue reste légale, hormis au Royaume-Uni et en Suède où deux morts lui sont attribués.

Spice
Herbe à fumer couplée à des cannabinoïdes de synthèse, le spice continue à se développer via internet. A ce jour, l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies a détecté neuf produits différents. Ces mélanges sont interdits dans la plupart des pays.

Benzylpiperazine (BZP)
Identifié en 2008, le BZP est désormais interdit dans la plupart des pays de l’UE. Les effets de cette pipérazine sont similaires à ceux des amphétamines.

Bromo-DragonFly
L’OEDT exerce une surveillance particulière sur cette molécule liée à la famille des phényléthylamine, qui a déjà causé plusieurs décès. En cause, son pouvoir hallucinogène important à faible dose et sa durée d’action décrite comme très longue. Hormis dans les pays nordiques, le Bromo-DragonFly demeure légale.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Reflex.