CULTURE

Les graphistes genevois de Jay-Z

La star du rap est désormais un collectionneur d’art avisé. Il a flashé sur les travaux du duo genevois Gavillet & Rust, à qui il a confié l’identité visuelle de sa nouvelle marque.

Une forme de graphisme qui a du tact, de la mesure, de la précision, une élégance sobre et sophistiquée qui se permet des incursions dada et des jeux de déconstruction. Gilles Gavillet et David Rust parviennent à concilier le fonctionnalisme hérité de la tradition helvétique avec un statut d’auteur et des expérimentations au niveau des choix des encres et des papiers. Leur patte est aisément identifiable, non seulement pour le soin tatillon qui se dégage des projets, mais aussi parce qu’ils maîtrisent l’ensemble de la chaîne de création à partir de la typographie développée sous l’égide de leur fonderie Optimo.

A priori, donc, peu de chance de rencontre avec l’univers graphique du hip-hop américain, dominé par une imagerie mastoc et des lettrages adipeux. N’empêche, le bureau genevois a fait le grand écart cette année pour travailler, dans le plus grand secret, avec l’un des cadors de l’industrie musicale américaine: le rappeur Jay-Z.

A l’instar de Madonna, le mari de Beyoncé s’est séparé de sa maison de disques l’an dernier pour se placer sous l’égide de l’organisateur de concerts Live Nation. En échange, la firme américaine lui a versé quelques dizaines de millions de dollars pour fonder sa propre structure de production. RocNation avait besoin d’une identité visuelle et c’est au talent de Gavillet & Rust que la star a fait appel.

«Tout s’est conclu par l’intermédiaire de sa galeriste qui conseille aussi Jay-Z au sujet de sa communication. On l’avait rencontrée à New York, elle lui a proposé nos services et il a aimé notre travail», explique David Rust. Il faut dire que le rappeur ne s’intéresse plus seulement aux voitures, aux seins siliconés et aux bouteilles de champagne en or. «Depuis trois ans, il collectionne de l’art contemporain avec Beyoncé, qui a acheté un Sylvie Fleury récemment!» raconte Gilles Gavillet.

L’improbable collaboration a donné lieu à un logo, celui d’un diamant rouge stylisé associé au nom du label écrit en rouge et blanc avec la typographie Cargo que Gavillet & Rust avaient développée pour le club du même nom à Expo. 02. A la fois percutante et virile, l’identité visuelle parvient à faire la jonction entre les deux univers antinomiques. Le diamant reprend le mantra que Jay-Z a l’habitude de former avec ses mains lors des conférences de presse ou face à ses fans. Les designers en neutralisent la portée bling-bling plus si chic par un dessin schématique qui joue sur l’écrasement en deux dimensions des traits des facettes.

«Le travail s’est effectué très rapidement, en à peine un mois, ce qui est rare, raconte Gilles Gavillet. Nous avons d’abord fait quelques propositions de lettrages et de symboles. Celui-ci lui a plu immédiatement. Il permettait d’allier une communication très directe avec un signe aisément reconnaissable, qui fonctionne auprès des fans et qui soit résistant dans le temps et dans de nombreux usages, notamment en quinconce avec d’autres logos comme celui de Citibank lors des conférences de presse.»

C’est la star qui a validé toutes les propositions des designers avec son Blackberry. «Par rapport à des clients corporate, ce mode opératoire facilitait nettement le traitement. On a plutôt l’habitude que le concept passe entre plusieurs mains qui filtrent le travail et l’affadissent.»

Le label de Jay-Z, lancé il y a quelques semaines à peine, n’a pas encore atteint son rythme de croisière puisqu’il ne compte comme référence, pour l’instant, que le dernier disque du rappeur, mais les deux graphistes s’attendent à une visibilité inouïe dans un futur proche. Leur création va être affichée, triturée et déformée sur une quantité invraisemblable d’objets dérivés, de la mixtape à la casquette en passant par les billets de concert et les banderoles publicitaires. Pour l’instant, ils ne parviennent pas à mesurer quels types de retombées en attendre.

«A priori notre position géographique ne nous facilite pas l’ouverture du marché américain, cela peut donc rester un cas unique. Nous aimerions en premier lieu travailler pour davantage d’entreprises suisses qui sont assez frileuses vis-à-vis du graphisme. Il est révélateur que le seul horloger avec lequel nous ayons collaboré soit le designer Marc Newson.» Le bureau genevois a réalisé un dépliant clean et concept pour la montre Solaris du designer avec le photographe Olivier Pasqual, installé comme eux dans la «factory» des Acacias, le BAT 43, où des artistes et artisans de toutes disciplines occupent des ateliers avec vue sur le parking de Media Markt.

L’édition de livres d’art continue de fait à représenter une part importante de l’activité du bureau, qui occupe deux autres employés et un stagiaire. Directeurs artistiques de la maison JRP Ringier, dont ils ont conçu le logo aux trois lettres empilées, Gavillet & Rust réalisent eux-mêmes plusieurs livres par an, dont les récentes monographies du photographe américain Ari Marcopoulos et du peintre lausannois Francis Baudevin, artiste pour lequel ils ont dû reproduire en dessin vectoriel les peintures murales!

«C’est une vraie chance d’être en contact avec des artistes, il s’agit toujours de rencontres stimulantes», témoigne Gilles Gavillet. L’art contemporain, c’est surtout l’un des domaines qui permet au duo de s’exprimer le plus librement. «Ils sont les premiers en Suisse à avoir saisi l’importance d’un bon graphisme pour mettre en valeur leur travail», souligne David Rust.