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L’art d’apprêter le rouget

Des modèles d’intégration, les jeunes champions du monde M17? La preuve plutôt que la route est encore longue pour les immigrés balkaniques et africains.

On n’est évidemment pas sérieux quand on a dix-sept ans. Sauf qu’il suffit, sous les projecteurs éclatants des stades tapageurs, de devenir champions du monde pour se retrouver victime d’une sérieuse entreprise de récupération, et même de plusieurs.

Tout d’abord cette grande banque (pas l’UBS, l’autre), sponsor de l’équipe adulte et qui s’approprie, par pages entières et pleines, dès les demi-finales, les juvéniles figures de ces désormais héroïques M17 — il y a encore 10 jours de parfaits inconnus, parfaitement inutilisables. C’est de bonne guerre, du simple business, de l’opportunisme habituel.

Plus discutable: les Rougets ont permis aux chantres attitrés du multiculturalisme d’ouvrir un peu trop vite les grandes vannes. D’énoncer, à renfort d’encre et de palabres, cette vérité un peu trop éblouissante: la voilà, la vraie Suisse, la Suisse d’aujourd’hui et même de demain, la Suisse Blanc-Black-Balkan. Refrain entonné même dans les médias les moins sportifs, les plus sérieux. Les Rougets seraient des modèles d’intégration, des preuves vivantes, montées sur crampons, que cette intégration, cette Suisse multiculturelle fonctionne parfaitement, et qu’il conviendrait donc de s’en taper les cuisses de satisfaction.

Dommage que tout cela ne soit, sans doute, qu’un joli mensonge, que même les paranoïaques de l’UDC, dans l’euphorie générale, ont laissé passer. Se souvient-on de l’espoir inouï qu’avait suscité chez nos voisins le triomphe de la bande à Zizou en 1998? Cette France Black-Blanc-Beur grâce à laquelle, certifiait-on, plus rien ne serait comme avant, ni pour les blacks, ni pour les beurs.

Résultat, dix ans plus tard: nib de nib. La France des banlieues ne s’est jamais si mal portée, tellement mal que le meilleur moyen d’en sortir pour ses habitants reste de devenir, précisément, footballeur. Avec à peu près autant de chances que de gagner au loto.

C’est là aussi que les Rougets ont mal aux pieds: 13 binationaux sur 21 joueurs, kosovars, bosniaques, tunisiens, chiliens. Etc. Un nombre anormalement élevé donc de joueurs issus de l’immigration récente par rapport à la moyenne nationale. La Suisse des Rougets n’est pas la Suisse réelle. Ce qui s’explique justement par le fait que pour ces immigrés-là, le football, à défaut, représente une porte de sortie miraculeuse. En Suisse, il peut être salutaire de savoir taper dans un ballon si l’on s‘appelle Ben Khalifa. C’est moins indispensable pour les Darbellay, les Burkhalter et autres tartempions.

Fait remarquable à cet égard: parmi tous ces secundos qui forment l’ossature des Rougets, aucun italien, aucun espagnol. Etonnant quand on connaît la culture footballistique de ces deux pays. Mais l’explication est évidente. Italiens et espagnols d’origine n’ont plus besoin du football pour acquérir en Suisse une réelle visibilité, pour se sentir suisse, pour être suisse. Là est la vraie preuve de l’intégration: réussir en s’occupant de choses plus diverses, plus sérieuses, plus significatives que le football.

Personne, pourtant, ne se plaindra si les Rougets et l’engouement qu’ils ont suscité permettront d’éviter une pantalonnade comme le débat français sur l‘identité nationale. Si cette épopée aussi plombe de façon méritée l’idiote initiative anti-minarets et au passage booste la nouvelle initiative sur les naturalisations facilitées (pour… les petits-enfants des immigrés, on mesure l’audace).

On peut penser également que les reportages chez les familles en liesse des joueurs — des Kosovars à Renens, les Veseli, pour le capitaine, des Bosniaques à Lucerne, les Seferovic, pour l’auteur du but victorieux en finale — contribueront à dégonfler clichés et grosses ficelles.

Pas du luxe, quand on entend l’inévitable Freysinger affirmer que l’UDC serait submergée de demandes d’adhésion de la part jeunes gens apeurés, avançant cette unique motivation: «On en a marre d’être tabassé par les kosovars le week-end.» Ils devraient peut-être se mettre au football.