LATITUDES

Mon journal gratuit n’est pas le tien

A qui appartient un quotidien gratuit? Cette question peut donner lieu à des scènes étranges, notamment dans les transports publics. Exemple et avis du juriste.

La scène se passe dans un train. Une quadragénaire quitte sa place et prend la direction des toilettes. Elle a laissé un exemplaire de «20 minutes» sur son siège. La jeune fille assise dans le compartiment d’à côté se lève et s’en empare.

A son retour, stupéfaite, la dame découvre que son journal gratuit a disparu. Un coup d’œil lui permet de repérer immédiatement la jeune fille. «Quel culot! Profiter de mon absence pour voler mon journal!», lance-t-elle, suffisamment fort pour attirer l’attention des autres voyageurs.

«Excusez-moi, je pensais que vous l’aviez déjà vu. Tenez, reprenez-le!», répond l’accusée qui, de toute évidence, ne se sent, pas coupable. Ces journaux ne sont-ils pas là pour tout le monde?

S’ensuit un moment rare dans un wagon: des inconnus échangent quelques mots. «Peut-être qu’elle avait commencé un sudoku», «elle aurait dû le ranger sous sa veste», «jamais elle n’aurait fait ça avec un journal payant»… Chacun y va de son commentaire.

Qui était dans son droit? Certes, la politesse aurait voulu que la jeune femme attende le retour de la quadragénaire pour savoir si elle l’autorisait à prendre ce journal. Mais à qui appartient vraiment l’exemplaire d’un quotidien gratuit?

La «victime» pouvait-elle estimer qu’il s’agissait de «son» journal? La jeune fille est-elle effectivement une «voleuse»? J’ai demandé l’avis d’un juriste. «Questionner notre rapport à la gratuité est un exercice intéressant et nécessaire», estime-t-il.

Il ne disculpe pas la jeune fille. Elle a bel et bien volé le journal. La propriété est une notion de droit qui renvoie au Code civil, et l’achat n’est pas son seul mode d’acquisition.

A partir du moment où la quadragénaire détenait ce journal gratuit, elle en était la propriétaire. Elle n’a pas manifesté une volonté d’abandon, ni en l’éloignant physiquement de sa place, ni en le pliant en deux pour le déposer dans la poubelle. Des gestes qui auraient alors signifié qu’elle s’en dessaisissait. En le laissant à côté de sa veste, elle le désignait comme «son» journal. Y aura-t-il un jour une dénonciation pour ce genre de vol?

Si, au moment de consulter la presse gratuite, chacun endosse facilement le rôle de propriétaire, une fois la dernière page tournée, on s’en départit aussitôt pour ne pas avoir à assumer les responsabilités qui l’accompagnent. Les contrôleurs ne cessent de déplorer l’époque bénie des journaux payants. Ils ne se retrouvaient pas avec des wagons envahis par des quotidiens éparpillés, chiffonnés à même le sol qui, curieusement, n’appartiennent à personne…

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A qui appartiennent les quotidiens gratuits? A titre de comparaison, il existe une jurisprudence (ATF 115 IV 104 du 26 mai 1989) relative aux paquets de vieux journaux laissés sur le trottoir. Ces vieux journaux sont destinés à être embarqués par le service de la voierie et ne sauraient être récupérés par des tiers.

Art. 137 CP; vol.
De vieux papiers déposés au bord de la route, pour qu’ils soient ramassés par une personne ou une organisation déterminée, qui en tireront profit, constituent pour les tiers des choses d’autrui (consid. 1b). Le tiers qui s’empare de ces vieux papiers brise en conséquence la possession d’autrui (consid. 1c).