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Quand la catastrophe naturelle grignote lentement les mentalités

Certains médias ont qualifié la Suisse de pays «martyrisé». Pas à l’arme blanche ni à l’alcool, mais par de la simple, de la bête, de la saine eau de pluie.

Ivre, une femme de 46 ans tombe du train à Uzwill et perd un bras, tandis qu’un individu, au même moment, se fait poignarder en pleine Street Parade zurichoise. L’agresseur présumé serait «un jeune homme d’environ 18 ans».

Notons que «la plus grande manifestation techno d’Europe» a tout de même envoyé 49 personnes à l’hôpital. Non loin de là, à Bâle, un homme, lui aussi âgé de 46 ans, se faisait également poignarder, mais cette fois dans un salon de jeux. L’agresseur serait, là encore, «un jeune homme d’environ 18 ans». On n’est pas sérieux quand on a etc.

Tel a été le week-end dernier en Suisse. Un pays que, les jours précédents, certains médias avaient qualifié de «martyrisé». Pas à l’arme blanche ni à l’alcool, mais par de la simple, de la bête, de la saine eau de pluie. En grosses quantités, d’accord. Pour le martyre, néanmoins, on est encore loin du compte et du Bangladesh.

Prenons, au hasard, Delémont. Coupé du monde, le chef-lieu jurassien, sinistré, noyé, privé d’électricité, n’ayant plus que la radio comme frêle lien avec le monde civilisé. Une nouvelle Nouvelle-Orléans en somme, était-on fondé à penser.

Deux jours plus tard, tout de même, l’équipe locale de foot, les S.R. Délémont, en leur stade de la Blancherie, affrontaient tout à fait normalement les Argoviens de Wohlen dans le cadre du championnat de Challenge Leage. Pour une nouvelle rincée: zéro à quatre. On avait eu sans doute le temps de raccompagner chez eux les milliers de sans-abri qui n’avaient pas manqué d’affluer au Super Dôme des Sports Réunis.

Trêve de ricanements: la facture avoisinera les 200 millions. Mais là non plus, pas de quoi se faire hara–kiri au bord de la Birse ni se jeter dans le lac de Bienne — d’ailleurs, il est en décrue: la moitié, voire les deux tiers, des dommages sont couverts par les assurances.

On ne pouvait, cependant, rester les bras croisés et les pieds dans l’eau. Ni se contenter, fut-ce drapé d’un pèlerine très mode, comme la présidente Calmy-Rey, de serrer quelques pognes humides et jurassiennes. Ou se fendre de quelques tapes dans le dos et de distributions de biscuits militaires pour les sinistrés.

La Confédération envisage donc de «finaliser rapidement» une carte des dangers, histoire de pouvoir faire face et ne pas se noyer dans un verre d’eau lors des prochaines intempéries. Pour l’instant seul un tiers de cette fameuse carte est prêt. On en déduira donc que 2/3 des catastrophes continueront de véhiculer avec elles le charme discret de la surprise.

Une stratégie nationale est pourtant à l’œuvre depuis dix ans, qui privilégie la renaturation des fleuves corsetés dans des digues depuis la fin du XIXe siècle. Il s’agit en gros d’élargir les cours d’eau là où c’est possible.

Mais, paradoxe, cette renaturation a contre elle les habitants de ce pays supposés les plus proches de la nature: les paysans qui craignent d’y perdre une partie de leurs terres. Et pour elle, ces caricatures de citadins que peuvent être les assureurs, sans doute las de cracher au bassinet — un comble quand il s’agit d’éponger des inondations.

A chaque chose, dit-on dans les almanachs, malheur est bon. La Suisse douchée pourrait par exemple se mettre à développer un trait de caractère qui lui est bien étranger, une sorte de fatalisme bon enfant, de sagesse résignée plutôt propre aux peuples à PIB rachitique et qui risque de nous reposer un peu des slogans guerriers, genre win-win, poussant à la roue de l’action perpétuelle.

Un habitant sinistré de Roche (VD), devant sa maison qu’il avait amoureusement retapée et désormais dévastée par les eaux, commentait ainsi, avec une sobriété admirable, dans Le Temps: «On avait acheté une ruine, on se retrouve avec une ruine.»