KAPITAL

Acheter, c’est bien. Détourner, c’est mieux

Les usagers réinventent les produits qu’ils achètent. Les fabricants se réjouissent. Exemples.

L’imagination des consommateurs est sans limite. Au point de surprendre parfois les grandes marques, qui découvrent des usages inattendus pour leurs produits même les mieux calibrés.

Chez Gillette, les responsables de la ligne Vibrance ont appris en parcourant les forums en ligne que ces rasoirs féminins étaient fort appréciés en guise de vibromasseurs discrets. Ils n’ont évidemment aucun commentaire à faire à ce sujet. Mais on peut parier qu’ils suivent avec intérêt de tels détournements fonctionnels.

«Les exemples de ce type sont infinis, observe Anne-Claude Wenger, spécialiste en marketing qui a notamment travaillé pour Swatch et Grey Worldwide avant de rejoindre HBK Investments à Genève. On peut citer le dentifrice Colgate pour colmater les trous dans les murs, le vernis à ongle pour retenir une maille de collant, ou encore le préservatif lubrifié pour protéger une cloque au pied dans une chaussure à talon… »

S’il est bien géré, ce phénomène que les professionnels appellent «corruption de produit» peut déboucher sur de redoutables succès commerciaux: l’exemple le plus célèbre est sans doute celui d’une obscure boisson curative développée en 1886 par le Dr Pemberton, vendue en pharmacie, et dont certains consommateurs appréciaient les vertus désaltérantes. Elle s’appelait Coca-Cola. Le marketing a fait le reste.

Pareil pour les bottes Ugg en mouton retourné, destinées à l’origine aux surfeurs australiens qui devaient réchauffer leurs pieds glacés par l’océan: la pin-up Pamela Anderson en a porté en 2003, et ces chaussons mythiques sont devenus instantanément des accessoires de mode, vendus partout dans le monde.

La marque suisse Eutra a observé un phénomène comparable dès les années 80 avec sa graisse à traire, destinée à l’origine aux pis des vaches, et dont les vacanciers avaient pris l’habitude de se tartiner l’épiderme.

«A cette époque, on ne parlait pas beaucoup des dangers du soleil et la tendance était aux peaux très bronzées, explique Alain Marbach, directeur commercial d’Eutra à Puidoux. Par la suite, nous avons lancé un produit bronzant d’indice 4, que nous vendons aujourd’hui encore. Mais certains de nos clients continuent à acheter la graisse à traire classique qu’utilisaient leurs parents.»

Ces usages détournés constituent autant d’avantages commerciaux. «Pour les fabricants, toute valeur ajoutée est bonne à prendre, surtout lorsqu’elle permet de se démarquer de la concurrence et de vendre plus», indique Anne-Claude Wenger. Mais la pratique n’est pas sans risque. «Lorsque le consommateur n’achète plus l’article pour son usage de base, le fabricant empiète alors sur un autre marché, avec d’autres concurrents. Il faut alors reprendre le contrôle de la marque et se repositionner.»

Il arrive que ce soit les consommateurs eux-mêmes qui, par leurs détournements, suggèrent à l’industrie de nouveaux produits. Et les usages coquins ne sont plus forcément tabou.

«On trouve aujourd’hui des sex-toys dont les vibrations sont déclenchées par appel ou sms, observe Anne-Claude Wenger. Ce gadget provient directement de l’imagination débordante des premières utilisatrices du téléphone portable qui, grâce au vibreur, avaient trouvé un moyen supplémentaire de se réjouir des appels de leur conjoint…»

Ces détournements créatifs ont d’ailleurs été théorisés par l’économiste américain Eric von Hippel, qui utilise pour cela le terme de «démocratisation de l’innovation». Lire ici l’article que Largeur.com a consacré à ce sujet.