LATITUDES

A corps et Akris

Depuis la reprise en main de la marque saint-galloise par le designer Albert Kriemler, Akris habille le gratin mondial, de Condoleezza Rice à Nicole Kidman en passant par Doris Leuthard, grâce à des tenues qui combinent épure et luxe de matières.

A première vue, la maison de mode Akris accumule maints désavantages plutôt fâcheux dès qu’il s’agit d’attirer l’attention de la planète fashion. Elle a établi l’ensemble de sa production en face d’un monastère à la Felsenstrasse à St-Gall, une ville de tradition et de savoir-faire en matière de broderie, mais dont la cote glamour patauge à des années-strass de Paris et Milan.

Elle n’a jamais commercialisé sacs, chaussures et parfums – dont le produit de la vente remplit pourtant les tiroirs-caisses des grandes marques – préférant se concentrer uniquement sur l’essentiel. Elle cible les femmes d’âge mûr avec une mode tout en retenue qui met en avant «la personnalité et non le vêtement», dixit Albert Kriemler, designer discret du fleuron helvétique.

En dépit (ou en raison) de ce profil qui doit éveiller pas mal de bâillements chez John Galliano et Donatella Versace, deux complètes antithèses de la firme saint-galloise, Akris habille quantité de célébrités (Nicole Kidman, Susan Sarandon, Condoleezza Rice pour en citer quelques-unes), présente ses défilés lors de l’officielle «fashion week» parisienne et collectionne les critiques laudatives dans la presse spécialisée, Vogue comparant même la collection actuellement en vitrine à une «leçon de style».

Le donneur de leçon s’appelle donc Albert Kriemler, 47 ans, petit-fils d’Alice Kriemler-Schoch, fondatrice en 1922 d’un petit atelier de couture d’où sortait des tabliers de ménagères. Cet érudit timide aux lunettes à la Saint-Laurent disparaîtrait volontiers sous ses robes n’étaient les exigences de représentation du métier de designer. L’inspiration lui vient d’une photo, comme ce cliché d’Anjelica Huston immortalisé par Richard Avedon qui a orienté la collection printemps-été 2006, d’un tableau d’art moderne ou plus trivialement d’un maillot de bain topless des années 50 de Rudi Gernreich pour la collection très géométrique de cette saison.

Il n’a que vingt ans en 1979 quand son père, Max Kriemler, l’appelle pour suppléer à la défection de son plus proche collaborateur. Pendant de longues années, il apprend le métier de tailleur avec modestie se refusant à signer ses premières collections car il faisait «trop d’erreurs». A l’époque, la marque est réputée pour ses robes de soirées et ses costumes aux finitions parfaites, mais ce savoir-faire manque encore d’originalité pour prétendre à une destinée mondiale.

Dès 1988, Albert Kriemler appose sa griffe ainsi que sa personnalité sur les vêtements qui sortent des ateliers de la Felsenstrasse. On reconnaît la patte du créateur à la simplicité raffinée de modèles très féminins taillés dans des tissus nobles. «La pertinence d’une collection dépend de la qualité des matériaux et de la production», explique-t-il simplement dans l’anthologie consacrée à sa maison parue simultanément à l’exposition que lui consacrait le Musée du textile de St-Gall l’an dernier. Le luxe d’Akris saute rarement aux yeux. S’il fallait associer un des cinq sens à ces vêtements de l’anti-spectaculaire, ce serait le toucher, capable de palper la finesse de broderies saint-galloises, le vaporeux des tissus et les tombés parfaits des étoffes.

En énonçant des principes à la fois modernes et archaïques du genre: «Une collection doit s’adapter au style de vie de celle qu’elle habillera, à son travail et à ses inévitables besoins en mobilité», Albert Kriemler a séduit plusieurs femmes d’Etat reprenant un peu le rôle que tenait Gérard Darel, spécialiste de la dégaine-jupe-et-blazer du pouvoir dans les années 70. Ainsi, la Conseillère fédérale Doris Leuthard arbore volontiers du Akris sur les photos officielles.

Pour sa part, la Secrétaire d’Etat à la défense américaine Condoleezza Rice a astucieusement revêtu une panoplie de la marque pour son premier voyage diplomatique en Europe. Le choix d’une griffe européenne, mais suisse et non pas française ou italienne, signalait une humeur conciliante non exempte de certains désaccords. Une manière de s’avancer sans trop faire de concession.

A l’exemple de Condie, de nombreuses Américaines raffolent de ce cocktail chic de simplicité et de snobisme venu de Suisse. Dans les grands magasins Bergdorf Goodman qui ont importé les premiers le label à la fin des années 80, il devance même certaines griffes comme Armani et Chanel en terme de ventes. Le Wall Street Journal annonçait même l’an dernier qu’elle faisait partie des quinze marques de vêtements de luxe les plus importantes aux Etats-Unis.

Ce succès américain a servi de tremplin pour une expansion dans le reste du monde. Désormais, la marque possède un réseau de treize boutiques qui couvrent le Moyen-Orient, les Etats-Unis, l’Europe et le Japon. En Suisse, la seule enseigne trône fort logiquement à la Felsenstrasse St-Gall. Le Bon Génie distribue aussi quelques pièces pour les clientes romandes.

Albert Kriemler règne désormais en compagnie de son frère Peter, en charge du secteur stratégique, sur un petit empire de 600 employés, dont 500 dans la lointaine dissidence saint-galloise. «Cet isolement implique de mes collaborateurs un engagement total du matin au soir pour Akris», aime à répéter le designer en réponse à l’étonnement que suscite une telle implantation. Cela le délivre aussi des contingences futiles et du clinquant de la mode, lui permettant de créer sans prêter une attention disproportionnée à l’éphémère de la tendance. A l’inverse, ses créations traversent les saisons s’inscrivant hors du temps pour tendre vers un nouveau classicisme. Il n’empêche que le créateur délaisse parfois son fief provincial pour rallier Paris, notamment en période de défilés.

Depuis 2004, la marque saint-galloise y présente ses collections. La marque fait même partie de la très select Fédération française de la couture et du prêt-à-porter, qui lui permet de figurer aux côtés de toutes les griffes historiques dans le programme de la fashion week. La collection automne-hiver 2007-2008, dévoilée au Carrousel du Louvre en février dernier, a révélé une part plus extravertie du créateur. Moins timoré qu’à l’accoutumée, il a joué sur la transparence, les décolletés et l’abondance de surfaces surprotégées, de renforts, de capuches, de capelines et même de fourrure façon vison. Voilà qui ajoute du moelleux et de la sensualité à la sobriété coutumière.