LATITUDES

Je veux écrire un livre (comme tout le monde)

Un nouvel ouvrage est publié toutes les trente secondes. Si cette évolution se poursuit, il y aura bientôt plus de gens pour écrire des livres que pour les lire, prédit l’auteur Gabriel Zaid. Que signifie cette frénésie éditoriale?

L’humanité publie un nouveau livre toutes les trente secondes. Alors que l’on n’arrête pas d’annoncer leur déclin — le sociologue MacLuhan avait même prédit leur mort –, les livres affichent une santé éclatante et se multiplient à une vitesse croissante.

Plus de cent cinquante millions d’ouvrages ont déjà été publiés. Lire uniquement leurs titres et les noms des auteurs prendrait environ quinze ans.

Si la lecture augmente de façon arithmétique, l’écriture de livres croît, elle, de façon exponentielle. Entre les années 1450 et 1500, on avait publié entre dix et quinze mille titres avec un tirage moyen de 500 copies.

En 1952, on en publiait déjà 250’000 par an, ce qui implique un rythme de croissance cinq fois supérieur à celui de la population.

La télévision n’est pas venue freiner ce rythme. Au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, on a publié près de 36 millions de titres. On en est aujourd’hui à un million par an.

Par rapport aux films, fabriquer des livres reste bon marché. Ils trouvent une rentabilité avec quelques milliers d’intéressés seulement.

Or, qui n’a pas une histoire à raconter? Qui ne désire pas devenir «écrivain»? «Si notre passion pour l’écriture n’est pas maîtrisée, il y aura, dans un futur proche, plus de gens pour écrire les livres que pour les lire», avertit l’écrivain mexicain Gabriel Zaid, qui vient de publier «Bien trop de livres?», un essai incisif et très documenté d’où sont extraites les informations ci-dessus.

Une situation anticipée par Kundera également dans «Le livre du rire et de l’oubli». Selon lui, le développement de la société doit réaliser trois conditions pour que la graphomanie (manie d’écrire des livres) prenne les proportions d’une épidémie. Un niveau élevé de bien-être général, qui permet aux gens de se consacrer à une activité inutile. Un haut degré d’atomisation de la vie sociale et, par conséquent, d’isolement général des individus. Le manque radical de grands changements sociaux dans la vie interne de la nation.

Ces conditions seraient remplies en Occident. Pour y remédier, Gabriel Zaid propose deux traitements: un gant de chasteté pour les écrivains incapables de se retenir ou, alors, une visite forcée dans une grande bibliothèque, histoire de les décourager en leur montrant la vanité leur entreprise.

Pas question, en revanche, d’inciter les lecteurs à l’abstinence. Ceux d’entre eux qui sortent profondément mélancoliques et frustrés des librairies pleines de livres qu’ils ne liront jamais trouveront la consolation dans les pages de l’essai.

Ne pas avoir lu tous les «incontournables» de la rentrée ne fait pas d’eux des incultes. La mesure de la lecture n’étant pas le nombre de livres lus mais l’état dans lequel ils nous laissent: «Ce qui importe, c’est notre façon de sentir, de regarder, d’agir, après avoir lu. (…) Si lire nous rend, physiquement, plus réels».

Reste la vraie question: comment un ouvrage, parmi des millions, peut-il rencontrer ses lecteurs? Pourquoi, au cours de mes pérégrinations sur les étagères surchargées, «Bien trop de livres?» de Gabriel Zaid, a-t-il retenu mon attention? Cette rencontre-là échappe à la mise en équation.