LATITUDES

La naissance de Geneva City

En exploitant mieux sa zone industrielle, Genève pourra résorber sa pénurie d’appartements et se réinventer un centre-ville. Un concours international vient d’être lancé dans ce sens. Mais, du côté politique, les conservatismes restent tenaces.

Ça y est: les visionnaires se sont emparés du dossier La Praille-Acacias, et ils ne sont pas près de le lâcher. Les appels à idées se multiplient pour cette immense zone industrielle située en plein coeur de Genève, sur la rive gauche de l’Arve (à une quinzaine de minutes de la gare Cornavin depuis l’ouverture de la nouvelle ligne de tram 15).

Nous écrivions en septembre que cette zone pourrait devenir le nouveau «viagra levitra cialis offers». Dans ce sens, un concours international sera bientôt lancé par la Fédération des architectes suisses (FAS, section genevoise) pour imaginer l’avenir du périmètre, et déjà les propositions jaillissent de toutes parts, avec une exubérance qui tranche dans la grisaille genevoise.

Il faut dire que la zone en question n’abrite actuellement que des bâtiments d’entreprises, des garages et de vieux entrepôts qui s’étalent comme si la surface était illimitée — alors même que le canton suffoque, écrasé par une crise immobilière qui défie l’entendement: 0,15% d’appartements vacants (un marché est considéré comme fluide à partir de 2%).

«La pénurie de logements a atteint une telle ampleur à Genève qu’il faudrait construire près de 20 000 appartements pour la résorber», estime l’architecte genevois Albéric Hopf.

Or, les pouvoirs publics se perdent dans l’écheveau d’intérêts contradictoires qui bloquent tout projet d’envergure, tant dans les zones agricoles que dans celles réservées aux villas. Même le conseiller d’Etat en charge du dossier, Laurent Moutinot, semble avoir baissé les bras devant l’ampleur du défi, ce qui pourrait lui coûter des voix aux prochaines élections cantonales.

Et pourtant, «il suffit d’ouvrir un plan de Genève pour se rendre compte que c’est dans la région La Praille-Acacias qu’il y a un immense potentiel», dit l’urbaniste Pierre Feddersen, professeur à l’Institut d’architecture de l’Université de Genève (IAUG), qui a initié une série d’ateliers avec ses étudiants sur ce thème.

Si tout va bien, la zone sera drainée dès 2010 par le raccordement ferroviaire Ceva (Cornavin – Eaux-Vives – Annemasse), dont l’aménagement des gares sera confié à l’architecte vedette Jean Nouvel. Il s’agit dès lors d’étudier comment la construction de logements peut s’accorder avec l’activité économique du périmètre.

«Si nous avons lancé ces ateliers, c’est d’abord pour imaginer l’avenir de la zone industrielle, puis pour étudier par quels moyens on pourrait y arriver», dit Pierre Feddersen.

Mesure des nuisances, identification des parcelles densifiables, déclassements à opérer, construction de tours d’habitation, aménagement de lofts au-dessus des garages… Les étudiants sont déjà au travail. Pour présenter dès juillet des images de leurs travaux au public genevois, ils collaborent étroitement avec la Fondation des terrains industriels (FTI), l’organisme public qui gère la quasi-totalité de cette zone de plus de 800 000 m2.

Et c’est là que les futurs architectes mesurent la complexité du dossier.

Le secteur La Praille-Acacias réunit actuellement environ 800 entreprises, pour plus de 11’000 emplois. Si l’ensemble des parcelles sont exploitées, c’est surtout parce que leurs loyers défient toute concurrence: des droits de superficie dès 10 francs le m2 par an, alors qu’ils pourraient valoir jusqu’à cent fois plus, selon les prix du marché…

«En implantant des constructions basses dans ce périmètre, nous n’avons pas du tout su rentabiliser le terrain. Donc maintenant, il faut décider: soit on rehausse, soit on rase», lance Pierre-Louis Portier.

Le député PDC est l’un des premiers politiciens genevois à prôner l’assouplissement de la construction dans cette zone pour y amener la mixité, à savoir une cohabitation entre logement et activité économique. Aménager des appartements au-dessus des entreprises? L’idée lui plaît. «La mixité est synonyme de vie, dit-il. Mais attention, il ne faut pas faire se côtoyer logement et industrie lourde.»

C’est selon ce même principe de mixité harmonieuse que la Fédération des architectes suisses (FAS, section genevoise) s’apprête à ouvrir une consultation internationale sur l’avenir de cette zone Praille-Acacias, considérée comme «l’une des pièces majeures du développement urbain de l’agglomération genevoise de ce XXIe siècle».

Les signes de transformation sont déjà nombreux dans la région: outre la nouvelle ligne de tram, ces dernières années ont vu l’apparition d’un immense centre commercial et d’un stade pharaonique (qui lui aussi se cherche un avenir); la banque Pictet achève d’y construire son nouveau siège, Rolex relooke à grands frais son centre mondial et Mediamarkt s’apprête à ouvrir un supermarché électronique le long de la route des Acacias.

Autant de signes précurseurs qui annoncent la mutation du secteur. Il s’agit maintenant de déterminer «où et sous quelle forme construire les dizaines de milliers de logements qui manquent», «quelle mixité fonctionnelle envisager» et «quels équipements et espaces publics proposer», dit le document de la FAS, dont le concours, doté d’une planche de prix de plus de 100 000 francs, sera lancé officiellement au début du printemps.

On murmure que des architectes suisses de réputation internationale tels que Patrick Berger et Luigi Snozzi feront partie du jury. De quoi éveiller l’intérêt des grands bureaux d’urbanisme.

«Le but de notre concours est de proposer un débat pour imaginer cette zone à l’horizon 2020, explique l’architecte Philippe Bonhôte, de la section genevoise de la FAS. On peut imaginer que ça commence à bouger avant 2010, mais seulement sur des petits terrains ponctuels.»

Des terrains ponctuels comme la parcelle occupée actuellement par les CFF du côté de la route des Jeunes. La régie s’apprête a présenté, vendredi 18 février, les résultats de son concours pour aménager l’endroit. Trois équipes ont été présélectionnées et ont travaillé ensemble, contre honoraires, sur une vision pour cette parcelle qui doit accueillir 160 000 m2 de bureaux et 60 000 m2 de logements (soit seulement six cents appartements).

Les choses commencent donc à frémir, lentement, dans le secteur de la Praille. C’est que les résistances politiques sont tenaces, notamment au Grand Conseil, où le projet de loi du PDC proposant une mixité pour la zone a été âprement combattu.

«La mixité, c’est extrêmement malsain», lâche la socialiste Françoise Schenk-Gotteret, qui considère qu’une proximité des logements avec une activité industrielle quelle qu’elle soit occasionne forcément des nuisances sonores. Même point de vue chez le radical Hugues Hiltpold, qui estime que «les périmètres doivent être délimités de façon stricte».

Cette approche ne contribue pas à faire accélérer le dossier.

«Il faut un changement de culture au niveau politique, dit l’urbaniste Pierre Feddersen. Je suis toujours étonné par les clichés et les préjugés qu’on peut entendre à Genève. D’autres villes suisses comme Zurich, Bâle ou Neuchâtel ont déjà abordé avec succès le problème des zones industrielles en pleine ville. Les politiciens ne peuvent plus tout décider tout seuls. Ils doivent s’entourer de professionnels, organiser des tables rondes, réunir les gens. C’est la seule manière de faire en sorte que les choses bougent.»

Les initiatives des milieux architecturaux, dont les premières images seront présentées cet été, déboucheront-elles sur une réelle prise en main du dossier par les politiques? L’approche des élections cantonales va peut-être susciter des vocations.

——-
Une version de cet article a été publiée dans L’Hebdo du 18 février 2005. Collaboration: Sophie Balbo.

Les images illustrant cet article ont été réalisées par l’agence genevoise d’architecture Made In, constituée d’anciens collaborateurs du bureau Herzog & De Meuron.