Les enfants et les petits-enfants de personnes traumatisées peuvent ressentir les séquelles d’un événement non vécu. Que faire lorsque l’on porte la trace d’un traumatisme qui ne nous appartient pas.
«J’ai vu des images et éprouvé des sensations qui n’étaient pas à moi, c’était fou.» Pendant une séance de psychothérapie, le souvenir d’une évasion que Sandrine, 48 ans, n’a pourtant pas vécue, ressurgit. Un épisode de son histoire familiale dont elle ignorait tout, y compris qu’il résidait quelque part en elle. Quand elle commence la thérapie, Sandrine se remet tout juste d’un cancer et sait qu’elle a des choses à résoudre. Témoin de violences domestiques dans son enfance, elle entretient des rapports difficiles avec son père et connaît peu cette famille paternelle. Elle souffre d’un trouble de l’attachement et connaît des moments de grande impulsivité et de colère. La thérapie et l’expérience de ce souvenir inconnu qu’elle relie immédiatement à sa grand-mère paternelle lui permettront d’identifier une souffrance transgénérationnelle qu’elle ignorait, et de l’apaiser.
Comme Sandrine, certaines personnes ressentent des symptômes parfois incompréhensibles. Cauchemars, phobies, pensées envahissantes, des manifestations symptomatiques d’un traumatisme mais sans qu’elles parviennent à les relier à un événement. Et pour cause: le traumatisme a été subi par quelqu’un d’autre, une, voire plusieurs générations auparavant. «Ce phénomène a un effet sur l’organisme qui, par différents moyens, est communiqué ou transmis à la descendance. On pense que le but de cette transmission est que l’espèce puisse s’adapter à un nouvel environnement potentiellement dangereux et survivre. Mais si l’environnement auquel la nouvelle génération est confrontée s’avère différent de celui de la génération précédente, alors l’utilité de la transmission n’est pas là et il ne reste que la souffrance», explique Daniel Schechter, professeur associé et médecin adjoint au Service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent du CHUV.
Des signes distinctifs
La particularité d’un traumatisme transgénérationnel est que l’événement qui laisse des traces a souvent eu lieu avant la naissance de la personne qui en porte les séquelles. Il n’est pourtant pas évident d’identifier une souffrance qui s’étend sur plusieurs générations. Il existe toutefois certains symptômes spécifiques, sortes de signes distinctifs que l’on retrouve souvent au sein des familles touchées, comme l’évoque Hélène Dellucci, docteure en psychologie spécialisée en psychotraumatologie à Genève: «L’inceste, les meurtres, les suicides ou les violences domestiques sont des problématiques familiales qui révèlent souvent une souffrance transgénérationnelle.» Il en résulte potentiellement des traumatismes transgénérationnels.
Un constat que confirment les recherches de Daniel Schechter en ce qui concerne notamment les violences domestiques: «De nombreuses études montrent clairement la transmission transgénérationnelle de la violence domestique physique et émotionnelle. La majorité des situations de violences domestiques implique des traumatismes transgénérationnels.»
Communiquer la violence
Comment s’opère cette transmission? Il n’y a pas qu’un seul mécanisme. «Parfois, c’est le traumatisme qui se transmet et parfois, c’est la souffrance du parent qui génère un traumatisme chez l’enfant. Un parent qui souffre d’un trouble du stress post-traumatique peut avoir un comportement imprévisible, hypervigilant, brusque. L’enfant ne le comprendra pas, il pourra ressentir un sentiment de danger sans savoir s’il existe ou non. Ce sont des façons de communiquer la violence et un sentiment d’impuissance face à elle. Sans le vouloir, l’enfant pourra la perpétuer en devenant parent à son tour», explique Daniel Schechter.
Le silence est un autre carburant pour les traumatismes transgénérationnels qui ne voyagent jamais mieux que lorsqu’ils sont tus. Les secrets de famille font d’ailleurs partie de ces signes distinctifs auxquels on reconnaît les souffrances transgénérationnelles. «La transmission se fait parfois parce qu’il y a des impossibilités de parole dans la famille; on sait ce qui s’est passé, mais on ne le dit pas. Au lieu des récits, ce sont les violences, les conflits ou les absences qui se transmettent», constate Sandra Mazaira, psychologue psychothérapeute spécialisée en psychotraumatologie au Mont-sur-Lausanne.
L’interrupteur épigénétique
Mais depuis quelques années, un autre mécanisme fait l’objet de nombreuses recherches: la transmission épigénétique. «Certains gènes peuvent être allumés ou éteints sous l’influence déterminante de facteurs environnementaux. La modification de cette disponibilité des gènes peut se propager sur plusieurs générations», explique Daniel Schechter. Parmi ces facteurs, les traumatismes et le stress qu’ils génèrent dans l’organisme peuvent, comme sous l’effet d’un interrupteur, modifier l’expression de nos gènes.
La bonne nouvelle, c’est que c’est réversible. «On ne comprend pas encore tout à fait comment cela s’opère, mais grâce à cette interaction entre environnement et biologie, il est possible d’interrompre la transmission. Par exemple, pour un jeune enfant, remplacer un environnement familial violent par un cadre plus prévisible et sécurisant aura un effet positif.» Comme si on inversait la tendance, préserver les plus jeunes membres d’une famille est une manière de couper la chaîne de transmission.
EMDR: la guerre est finie
L’autre façon de briser le cycle des souffrances, c’est la psychothérapie. Par la parole, mais aussi par le corps, elle permet de traiter la douleur au présent pour renvoyer les blessures au passé auquel elles appartiennent. La particularité du souvenir traumatique, c’est que le cerveau le stocke sans le digérer. Chaque fois qu’un élément le réactive (un lieu, un son, une nouvelle violence), le traumatisme refait surface comme s’il avait lieu dans le moment présent. «La relation avec le ou la psychothérapeute va aider à recontextualiser les événements pour faire prendre conscience à la personne qu’elle est en sécurité dans le présent. Cela va permettre un changement chimique dans les neurones qui enregistrent le souvenir et ses effets, comme une mise à jour», analyse Daniel Schechter.
Parmi les nombreuses formes de psychothérapies basées sur des preuves scientifiques qui permettent cette reconfiguration du souvenir, l’EMDR (désensibilisation et retraitement des informations à l’aide de mouvements oculaires) a fait l’objet d’une petite révolution dans le monde de la psychotraumatologie. «Il y a 40 ans, le traumatisme était le trouble pour lequel nous avions le moins de possibilités, nous étions impuissants. Aujourd’hui, avec les thérapies centrées sur le corps comme l’EMDR, nous pouvons le traiter», se réjouit Hélène Dellucci. À l’inverse d’autres techniques qui passent surtout par la parole, l’EMDR permet d’accéder directement à l’émotion liée au souvenir pour lui redonner sa place, comme une reprogrammation du cerveau. «Pour des personnes qui ont vécu des traumatismes de guerre, par exemple, l’EMDR permet au corps de comprendre que la guerre est finie.»
Les forces du transgénérationnel
C’est dans son corps également que Sandrine, 48 ans, a compris que le souvenir qu’elle avait revisité pendant une séance d’EMDR appartenait à sa grand-mère paternelle. « Cela m’a rapporté un bout de mon histoire et a apaisé une partie de la colère et du mépris que je ressentais pour mon père. Aujourd’hui, j’éprouve de l’empathie et un certain détachement. » Un bénéfice de la thérapie que Sandra Mazaira observe souvent dans son cabinet : « La grande majorité des personnes ressent un soulagement important. Le traumatisme est replacé dans une histoire plus grande que soi. On n’oublie pas, mais ce n’est plus ce qui guide le présent et l’avenir. » En plus de l’apaisement, la thérapie a aussi été source d’espoir pour Sandrine qui y a découvert une nouvelle part d’elle-même. « Dans le transgénérationnel, il y a aussi les forces. Je sais maintenant que je suis une survivante. »
_______
Les symptômes du stress post-traumatique:
Intrusion: Les souvenirs de l’événement sont récurrents et envahissants la personne revit le traumatisme dans des flashbacks déclenchés par des sons, des odeurs ou des images.
Evitement: Tout ce qui peut rappeler l’événement est évité: les activités, les pensées, les personnes ou les lieux associés au traumatisme.
Cognition: Des idées négatives génèrent l’impression que la menace est encore présente. Un sentiment de culpabilité, d’impuissance, de peur ou de honte est présent, ou au contraire un détachement émotionnel ou une sensation d’irréalité.
TSPT Complexe: Lorsque les événements sont sévères, répétés et qu’ils ont lieu tôt dans l’enfance, on parle de TSPT complexe avec trois dimensions supplémentaires: difficultés d’estime de soi, dans les relations aux autres, et de régulation émotionnelle. Les traumatismes transgénérationnels relèvent généralement un TSPT complexe.
Réactivité: Le sentiment de menace constante peut se manifester par un état d’hypervigilance avec des troubles du sommeil, des difficultés de concentration, une irritabilité ou des sursauts.
_______
Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans In Vivo magazine (no 29).
Pour vous abonner à In Vivo au prix de seulement CHF 20.- (dès 20 euros) pour 6 numéros, rendez-vous sur invivomagazine.com.