L’alcool est souvent synonyme de convivialité. Réduire sa consommation, voire arrêter complètement, peut constituer un véritable défi. Témoignages et conseils.
Pouvoir accompagner un repas raffiné de boissons de qualité sans alcool. C’est l’objectif affiché par Amélie Dumont avec La Sobrerie, une boutique qui propose un assortiment de vins, bières ou apéritifs sans alcool et sélectionnés avec soin. L’entrepreneuse s’est lancée l’année dernière, alors que le mouvement alcohol-free connaît un certain engouement dans le monde anglo-saxon de plus longue date. « Quand je parlais de mon projet, on me disait qu’il s’agissait d’un marché de niche. D’ailleurs, encore aujourd’hui, si je prends une boisson non alcoolisée lors d’une soirée, certaines personnes me demandent si je suis malade, ou enceinte. »
Il se trouve que l’initiative a depuis trouvé son public. Après un magasin en ligne inauguré en mai 2023, La Sobrerie est devenue un stand au marché de Lausanne et occupe aujourd’hui sa deuxième boutique éphémère, en attendant de trouver une arcade fixe. La clientèle est variée, avec légèrement plus de femmes que d’hommes, mais de tous les âges. La majorité de la clientèle est constituée d’individus en quête de bons produits et souhaitant réduire leur consommation pour des questions de santé. S’y ajoutent celles et ceux qui ne peuvent pas boire pour des raisons médicales ou religieuses.
De la légèreté à la dépendance
L’alcool est souvent associé à l’idée de fête. Il provoque pourtant des dégâts, en raison de ses effets altérant le comportement et du risque d’accoutumance. Dans un premier temps, l’alcool apporte généralement une sensation de légèreté, voire d’euphorie, due à l’éthanol qu’il contient. Cette molécule neutralise l’action de deux neuromodulateurs, la noradrénaline et la sérotonine. La première nous aide à réagir face à un danger, tandis que la seconde influence l’émotivité et l’humeur. Ce qui explique qu’après avoir bu quelques verres, on peut perdre l’équilibre, mais aussi aborder des inconnu-es plus facilement ou adopter des attitudes violentes.
La « gueule de bois » qui peut survenir après une soirée arrosée est due au fait que l’alcool inhibe la sécrétion de l’hormone vasopressine – aussi appelée antidiurétique –, qui gère les flux au niveau des reins. Après avoir ingéré plusieurs verres d’alcool, on doit se rendre aux toilettes et le corps perd alors une quantité importante de liquide, dont des minéraux. Cette carence perturbe l’activité des cellules nerveuses du cerveau, provoquant les maux de tête d’un lendemain de fête trop arrosée.
Une consommation trop importante ou régulière engendre un risque d’accoutumance. On considère ainsi que la Suisse compte 250’000 personnes dépendantes à l’alcool (lire encadré). « Tout comme les autres drogues, l’alcool a pour caractéristique de surstimuler le système de la récompense, un réseau neuronal établi dans le système limbique », explique Jean-Bernard Daeppen, médecin-chef au Service de médecine des addictions du CHUV. Cette partie du cerveau comprend des fonctions qui maintiennent la vie. Les comportements de base, comme l’alimentation ou la reproduction, génèrent du plaisir. Mais en stimulant ce système de la récompense, l’alcool produit en quelque sorte un « piratage du système », qui déclenche une cascade de conséquences aboutissant au besoin compulsif de consommer, assorti d’une sorte de malaise en l’absence de la substance.
Jeanne*, 57 ans, ne touche plus une goutte d’alcool aujourd’hui. Pourtant, il y a encore quelques années, elle consommait près de deux bouteilles de vin par jour. « J’ai été licenciée du jour au lendemain, après douze ans passés dans la même entreprise. Une décision incompréhensible. À la même période, ma fille unique a quitté la maison. Je me sentais très seule, et pour la première fois de ma vie, parfaitement inutile. J’ai commencé à boire pour me remonter le moral. »
D’abord un verre par-ci par-là, puis deux, puis trois. « J’en suis vite arrivée à une bouteille par jour, puis deux. Comme j’habite un petit village où tout le monde se connaît, je n’assumais pas d’acheter autant de vin à la supérette. Je prenais la voiture pour aller m’approvisionner en ville. Après, comme j’étais tout le temps ‹ dans le brouillard ›, j’ai pensé à me faire livrer. Il faut dire que c’est particulièrement mal perçu pour une femme de boire autant. C’était sans hésiter la période la plus dure de ma vie : je ne voulais pas qu’on puisse percevoir ‹ mon secret ›, donc je sortais le moins possible, ce qui renforçait ma solitude. » Cette situation dure plus d’une année. Jusqu’au jour où sa fille vient lui rendre visite à l’improviste. « Elle m’a trouvée dans un état lamentable. Elle m’a aidée à remonter la pente, par présence. Puis d’autres membres de la famille m’ont soutenue. Et quand ma fille m’a appris qu’elle était enceinte, j’ai eu un déclic : je me devais d’être une bonne grand-maman. C’est ce qui m’a le plus motivée à arrêter. »
Un fort ancrage social
Avec ces risques potentiels, comment expliquer que l’alcool soit toujours autant associé à la convivialité, et que la sobriété puisse être mal perçue ? « L’alcool est lié à l’idée d’ouvrir à la sociabilité, avance Markus Meury, porte-parole de la fondation Addiction Suisse. La vision de la journée ou de la semaine de travail qui nécessite de se lâcher le soir ou le week-end est tenace : on peut mieux se laisser aller, ou tout oublier avec l’alcool. »
La prévalence de la consommation d’alcool vient aussi du fait qu’il est accessible très facilement et bon marché, contrairement à d’autres substances stupéfiantes. Ainsi, 83% des personnes âgées de 15 ans et plus en Suisse admettent boire de l’alcool « plus ou moins régulièrement », selon Addiction Suisse. À l’inverse, la cocaïne, la deuxième drogue illégale la plus répandue après le cannabis, est consommée par à peine 1 à 2% de la population.
Différences de genre
On considère que 7 à 8% des hommes présentent une dépendance à l’alcool, tandis que 2 à 3% des femmes se trouvent dans cette situation. Sans même parler d’addiction, les hommes boivent plus, notamment pour des raisons culturelles, dit Jean-Bernard Daeppen. « Les hommes semblent apprécier les effets de l’alcool plus que les femmes. Ils sont plus spécifiquement intéressés par l’effet de désinhibition. » Et qu’en est-il des jeunes, boivent-ils davantage depuis la crise sanitaire ? « Les statistiques ne montrent pas d’augmentation globale, indique Markus Meury. Cependant, la consommation chez les jeunes filles (11–15 ans) a augmenté, rattrapant celle des garçons dans différentes catégories. » Le CHUV a d’ailleurs développé une application de prévention dédiée à cette catégorie de la population (lire encadré).
Guérir de la dépendance
Il peut être difficile de s’en sortir seul-e lorsque la consommation d’alcool a engendré un phénomène de dépendance. « Environ 10% des personnes concernées sollicitent une aide professionnelle », indique Jean-Bernard Daeppen. Les personnes qui viennent consulter sont celles chez qui l’addiction est devenue grave, ou qui présentent une maladie psychique associée. La principale approche pour soigner une telle addiction est d’ordre psychothérapeutique, les rares médicaments existants se révélant peu efficaces à ce jour.
Lorsque l’on est parvenu-e à se débarrasser d’une telle accoutumance, comment ne pas céder à nouveau, puisque l’alcool reste omniprésent, des magasins aux restaurants ? Si l’offre de boissons « sobres » a considérablement augmenté, il peut subsister ce regard d’incompréhension devant celui ou celle qui décline un verre.
« En milieu urbain, le fait de ne pas boire ou de diminuer sa consommation est de mieux en mieux accepté aujourd’hui, car il est peut-être plus facile d’y choisir ses ami-es ou le milieu dans lequel on gravite, observe Markus Meury. Par contre, dans certains environnements, ne pas boire est encore très mal vu. Difficile par exemple pour un agriculteur de demander une tisane à la place d’un verre de blanc à l’apéritif. »
Une meilleure acceptation sociale du refus de boire est apparue avec le Dry January. Ce phénomène venu du Royaume-Uni consiste à ne pas ingurgiter d’alcool pendant tout le mois de janvier. Les effets d’une telle diète diffèrent bien sûr en fonction de la consommation initiale (lire ci-contre). Cependant, cette diminution de la consommation d’alcool ne se reflète pas (encore) dans les statistiques. Le nombre de personnes se déclarant abstinentes n’a pas encore augmenté selon les dernières données de l’Enquête suisse sur la santé 2022.
_______
Les critères de l’addiction
On dit parfois que boire un verre chaque soir relève de la dépendance à l’alcool. Vrai ou faux? «Il faut qu’une personne remplisse trois critères sur sept pour être considérée comme dépendante», explique Jean-Bernard Daeppen. Deux critères relèvent de l’addiction physique : la tolérance (nécessité de consommer plus pour obtenir le même effet) et le sevrage (effets négatifs à l’arrêt), alors que les cinq autres relèvent de la dépendance psychologique, comme le fait de ne pas réussir à réduire sa consommation alors qu’on le souhaite. Ces critères sont d’ailleurs communs à l’alcool et aux autres drogues. «C’est la définition officielle, relève le médecin-chef au Service de médecine des addictions du CHUV. Dans les faits, la dépendance à l’alcool se traduit par une perte de contrôle, par l’incapacité de choisir entre consommer ou s’abstenir.»
_______
Smaart, l’application qui protège les jeunes
Partant du constat qu’une consommation d’alcool à risque est fréquente chez les jeunes, le Service de médecine des addictions du CHUV a mis au point une application de prévention dédiée spécifiquement à cette population. Smaart permet ainsi de monitorer sa consommation et l’évolution de celle-ci au fil du temps, en les comparant à celles de personnes du même âge en Suisse et en se fixant des limites à ne pas dépasser. L’application a été testée auprès de 1700 étudiant-es de hautes écoles vaudoises et a montré des résultats encourageants.
_______
Les effets de l’arrêt de la consommation d’alcool sur l’organisme
Après 1 semaine: Sommeil plus réparateur et profond. L’hydratation de la peau est mieux régulée. Les muqueuses de l’estomac et de l’intestin se rétablissent.
Après 2 semaines: Le bilan hépatique s’améliore. Les graisses stockées sont dégradées, les congestions lymphatiques éliminées. Le système immunitaire est renforcé.
Après 1 mois: Rétablissement d’un poids équilibré. Régénération du foie (entre 4 et 8 semaines). Nette amélioration du bilan sanguin: les valeurs du cholestérol et de la glycémie diminuent. La santé mentale s’améliore (les taux de dopamine et de sérotonine commencent à se normaliser).
Après 1 année: La tension artérielle baisse : réduction du risque de maladies cardiovasculaires. La mémoire s’améliore, les lésions cérébrales causées par l’alcool se résorbent en partie.
_______
Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans In Vivo magazine (no 29).
Pour vous abonner à In Vivo au prix de seulement CHF 20.- (dès 20 euros) pour 6 numéros, rendez-vous sur invivomagazine.com.