L’ordre alphabétique est le goût du jour. On trouve aujourd’hui des dictionnaires de tout et n’importe quoi. Que cache cette vogue pour le classement de A à Z? L’idéologie aurait-t-elle cédé le pas à la lexicographie?
Dictionnaire des alcools
Dictionnaire de l’altérité
Dictionnaire du comique
Dictionnaire de la cuisine
Dictionnaire du dopage
Dictionnaire de l’homophobie
Dictionnaire de l’internaute
Dictionnaire du monothéisme
Dictionnaire des mots toxiques
Dictionnaire des onomatopées
Dictionnaire des phrases qui ont fait l’histoire
Dictionnaire des plantes…
Vous trouverez même un «Dictionnaire des mots absents des autres dictionnaires».
On l’a compris, le monde de l’édition assiste à un retour en force des lexiques. Aujourd’hui, tout se range de A jusqu’à Z. Les objets les plus divers, l’éventail des sentiments, l’histoire de tout et de rien, la petite et la grande culture, la pensée plus ou moins mature, nos frousses, appelées risques, même les rebelles ont leur lexique.
Pierre Pauli, libraire à La Page d’Encre, à Delémont, témoigne de la vogue des dictionnaires: «C’est vrai qu’il y a depuis peu un véritable engouement pour cette forme de publication.»
Si la formule du «dictionnaire amoureux» publié chez Plon lui paraît séduisante, il déplore le niveau général de la plupart des autres publications: «Ce n’est malheureusement pas du Roland Barthes et ses «Fragments d’un discours amoureux».
Si l’on consulte l’histoire des dictionnaires, on découvre que dans la seconde partie du XVIIe siècle déjà, une croissance spectaculaire du nombre d’ouvrages se donnant le titre de dictionnaire avait été observée. Dom Chaudon, l’auteur de l’un d’entre eux, commentait alors le phénomène: «L’ordre alphabétique est le goût du jour, il faut bien s’y plier si on veut avoir des lecteurs.»
Pourquoi, en ce début de troisième millénaire, l’ordre alphabétique séduit-il à nouveau? Serait-ce l’attrait du zapping? Pas besoin de fil rouge, plus de pensée qui se déploie et d’arguments qui s’enchaînent: de A à Z, la voie est tracée. On semble avoir trouvé là le dernier repère sécurisant, le gage d’une légitimité, l’illusion d’une autorité. L’idéologie aurait-t-elle cédé le pas à la lexicographie?
A défaut de penser la modernité, on s’acharne à classer les vieilles idées en guise d’inventaire. Mais tous les dictionnaires ne contiennent pas que du vieux savoir recyclé par ordre alphabétique. Ne voir dans cette forme de classement qu’un simple égrènement de lettres serait un peu réducteur.
Un bon dictionnaire, c’est un réseau de passerelles, de renvois, de jeux subtils, d’allées et de venues, de pistes entrecroisées, une sorte de réseau, bien de notre époque.
Un Czeslaw Milosz l’illustre à merveille. Le grand poète polonais, prix Nobel de littérature, vient de réunir ses souvenirs en un «Abécédaire». «Cet abécédaire est peut-être écrit «à la place de»: à la place d’un roman, à la place d’un essai sur le vingtième siècle, à la place de mémoires. Chacune des personnes qui y sont évoquées met en mouvement un réseau d’allusions et de corrélations rattachées aux événements de mon siècle. En fin de compte, je ne regrette pas d’avoir lâché ces prénoms et ces noms avec une certaine nonchalance et d’avoir fait de la banalité une vertu», explique l’auteur.
Quant à Chantal Thomas, si elle parvient à transformer son dernier essai de philosophie au titre pour le moins réfrigérant, «Souffrir», en un véritable best seller, la recette de l’abécédaire n’y est pas étrangère. D’«Absence» à «Zorn», on chemine en sa compagnie à travers les douleurs de l’âme, classées alphabétiquement, donc hors logique, parce qu’il n’y a pas d’ordre supérieur qui leur donne un sens.
Avec ses «77 mots clés pour le futur», Largeur.com s’est également transformé en lexicographe.
Pas étonnant que dans pareil contexte, on réédite la petite archéologie des dictionnaires. Un ensemble de textes, épîtres, préfaces ou pamphlets sur ce curieux objet qu’est l’abécédaire. De l’abbé Furetière jusqu’au positiviste Littré, Jacques Damade dresse le portrait du lexicographe: une figure de moins en moins exotique.
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Les ados adorent sa couverture en jean et puis, d’«Acné» à «Zen», le «Dico des filles 2004» sait leur parler des sujets qui les titillent. Ce dico se veut «un compagnon de route, le meilleur copain des filles de 12 à 20 ans». Il est en train d’y parvenir, au détriment d’un Petit Robert tellement moins tendance…