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L’eau et le feu

Le référendum sur l’aide à la presse ne débouche pas que sur des slogans grossiers. Il dévoile aussi des craintes irraisonnées et des confusions teintées d’hypocrisie.

Évidemment, ces gens-là figurent chaque fois, en compagnie des banquiers et des politiciens, tout au fond des classements de popularité. On veut parler des journalistes. C’est dire si le référendum sur l’aide à la presse, qui passe en votation le 13 février, ne se présente pas sous les plus riants auspices. C’est vrai ça, aider la presse, quelle drôle d’idée.

Tellement drôle que les partisans du «non», pour l’essentiel l’UDC et après quelques hésitations le Parti radical, en sont pourtant réduits à tirer au canon. Avec des arguments qui ne s’embarrassent pas de détails inutiles, si l’on en croit le slogan principal: «Non aux milliards des contribuables pour les millionnaires des médias».

La version francophone du même slogan se fait plus précise et n’hésite pas à rebâtir à la hâte une bien grasse et huileuse barrière de röstis, parlant des «millionnaires zurichois des médias». Allusion évidemment à Ringier, Tamedia. NZZ et compagnie.

En face, le mot d’ordre des partisans du «oui» présente un peu le défaut inverse. Affirmer que «sans médias, pas de démocratie» cela sonne en effet non seulement un peu nunuche mais surtout trop vague, trop calqué sur des grands principes trop faciles à énoncer pour vraiment signifier quelque chose de concret. Les dictatures n’ont jamais manqué de médias à leurs bottes.

Le votant, lui, devra trancher entre deux calculs parfaitement inverses. D’’un côté les partisans du «oui» et l’administration fédérale affirment que les grands éditeurs ne toucheront que 20% des 151 millions prévus par le Parlement, pris sur la redevance et le budget fédéral, et que le reste devrait aller aux médias -imprimés ou en ligne-, de petite ou de moyenne taille. Les partisans du «non» affirment que ce sera précisément l’inverse.

Derrière ces questions techniques se cache un autre débat, d’ordre beaucoup plus philosophique. L’État a-t-il vocation à aider la presse? À droite, on pense plutôt que non, que cela créerait une dépendance dangereuse, que l’État en quelque sorte achèterait des médias dont il pourrait ensuite dicter la ligne. À gauche on fait valoir que la pression, les diktats, et l’ingérence des annonceurs sont beaucoup plus importants que ceux du politique.

Au-delà de cette querelle dans la querelle, on pourrait faire remarquer qu’il y a un peu d’hypocrisie à vouloir amplifier la dépendance que des liens d’ordre financiers instaureraient entre gouvernement et médias, hypocrisie consistant à ne pas distinguer entre démocratie et dictature. À faire comme si recevoir de l’argent d’un régime démocratique était la même chose que de le recevoir d’un régime autoritaire.

Imagine-t-on qu’un journaliste suisse puisse mériter le prix Nobel de la paix, comme en novembre dernier Dmitri Mouratov, le rédacteur en chef de Novaïa Gazeta, un des très rares titres d’opposition en Russie? Comment ne pas voir que le soutien  financier d’un état démocratique porte en lui-même une garantie de pluralité quand celui d’un régime autoritaire présuppose l’allégeance?

La meilleure preuve est que le seul cas de «soumission» médiatique que les partisans du «non» ont pu monter en épingle, consiste en une déclaration confidentielle du CEO de Ringier souhaitant que les titres de son groupe apportent dans la crise sanitaire leur appui au gouvernement. Un soutien qu’il serait plus honnête de placer sous le signe de la responsabilité que de l’à-plat-ventrisme avéré.

A moins que l’UDC et le PLR ne rêvent d’une presse qui aurait soutenu le complotisme anti-vax et prôné des politiques sanitaires aventureuses et négationnistes à la Jair Bolsonaro.

Bref avec la prétendue menace en Suisse d’un pouvoir qui contrôlerait les contenus de presse contre 150 petits millions, on se fait peur à bon marché. C’est un des radicaux dissidents, partisan donc du «oui», le conseiller national Frédéric Borloz qui résume le mieux la raison profonde de ces craintes irraisonnées: «La politique et les médias, c’est comme l’eau et le feu. Les gens ont toujours l’impression que les médias favorisent le camp adverse.»