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La grande menace

Les insultes de plus en plus fréquentes contre les politiciens sont un phénomène banal. Sauf si cela cache une tendance plus inquiétante: la haine de la démocratie

La Suisse serait-elle en train de devenir un pays normal? Un État où comme partout ailleurs des mécontents insultent, voire agressent les politiciens et les fonctionnaires, cibles quasi naturelles des colères populaires?

Les menaces proférées ces derniers jours contre Alain Berset, incarnation sourcilleuse, quoique débonnaire de la gestion fédérale en matière de crise sanitaire, pourraient le faire penser. D’autres cas semblables sont signalés, tous en lien avec les restrictions ou mesures liées au Covid: pass sanitaire, vaccination, etc.

Même Fedpol, l’organisme policier chargé de veiller à la sécurité des biens et des personnes au niveau national, n’est pas loin d’agiter ce qui n’est encore qu’une petite clochette d’alarme: «La pandémie a exacerbé une tendance préexistante quant au nombre et à la virulence des menaces proférées à l’encontre des fonctionnaires fédéraux et des membres de l’exécutif».

Faut-il s’en inquiéter? On peut, comme le quotidien Le Temps, exprimer le soulagement que Dieu merci aucun conseiller d’État en exercice n’ait encore besoin d’un policier en faction devant son domicile.

Ou remarquer la légèreté des attentats. Comme celui commis contre la conseillère d’État UDC Natalie Rickli participant à une campagne en faveur de la vaccination et qui s’est retrouvée aspergée… de jus de pomme. Un épisode qui établit au moins un lien notoire avec les révoltes historiques à la manière suisse: depuis Guillaume Tell, il y est souvent question de pommes.

On peut aussi avancer quelques explications sociologiques faciles. Que par exemple, dans une ambiance globale tendue par la crise sanitaire, la mondialisation, les flux migratoires, l’angoisse climatique et l’ubérisation de l’économie, les mécontents le deviennent un peu plus rapidement, mécontents. Avec le constat peu discutable que l’autorité étatique un peu partout n’inspire plus guère de retenue citoyenne.

Ce qui se traduit aux franges de la droite par une revendication absolutisée de la liberté individuelle primant sur toute espèce de considération collective, et aux marges de la gauche par une remise en question de la démocratie représentative. Notamment avec l’idée baroque que l’on puisse révoquer les élus en cours de mandat, comme si les élections ne servaient pas déjà à cela.

Au final, après une année et demie de crise sanitaire, un mot aura été vidé totalement de sa substance: celui de «dictature», utilisé désormais pour dénoncer n’importe quelle broutille. Chacun sait bien, ou devrait savoir, qu’il n’y a dictature que lorsque, justement, on ne peut plus employer le mot.

Ce ne sont peut-être pas tellement les menaces souvent vagues et grotesques prononcées dans l’anonymat douillet des réseaux sociaux contre les hommes politiques, du genre «Ne venez pas en Suisse centrale» ou «Prenez garde lorsque vous circulez dans le tram», qui seraient dangereuses. Ni non plus les provocations verbales de l’UDC: n’importe quel parti après tout, s’il reste dans les normes pénales, a le droit d’utiliser le style de communication et de langage qui lui semble le plus bénéfique pour lui. Peu importe si cela rompt avec une tradition séculaire de bienséance politique.

Plus perfide paraît le réflexe répulsif que semble désormais provoquer toute structure ou communication étatique, même dans un cadre aussi démocratique et ouvert que celui de la Suisse. L’histoire montre que ce genre de «démocratiophobie», s’il devient réellement puissant, conduit généralement toujours au même résultat: le passage à du pire.