CULTURE

L’impossible Arménie d’Atom Egoyan

En théorisant jusqu’à plus soif l’impossibilité de la représentation historique, le réalisateur canado-arménien passe à côté de son sujet. «Ararat», un échec intéressant.

Le Festival de Cannes présentait cette année deux films historiques réalisés par des cinéastes confirmés, tous deux intimement attachés aux événements qu’ils ont mis en scène.

D’une part, Roman Polanski et le ghetto de Varsovie avec «Le Pianiste» (Palme d’or et sortie le 25 septembre). De l’autre, Atom Egoyan et le génocide arménien avec «Ararat» (aucune récompense et sortie le 11 septembre).

En dépit de leur point commun – mettre en lumière une page tragique et unique de l’histoire du XXe siècle – , «Le Pianiste» et «Ararat» traduisent deux conceptions radicalement différentes du cinéma.

A l’approche frontale, linéaire et classique (raconter et montrer) de Roman Polanski, Atom Egoyan répond par une démarche plus intellectuelle, incluant dans sa démonstration l’impossibilité de rendre compte d’un événement aussi indicible qu’un génocide. L’argument est connu. Il fonde la résistance du cinéma d’art et d’essai contre la culture hollywoodienne qui estime pouvoir tout représenter, soit par le spectacle héroïque du fait militaire, soit par le divertissement pédagogique.

Atom Egoyan n’est pas Spielberg. Il ne croit pas à la vertu réparatrice et cathartique du cinéma. Mais Polanski non plus qui, in fine, se révèle plus moderne, plus percutant et plus humble dans son travail que Atom Egoyan, lequel, sous des précautions rhétoriques et des sophistications esthétiques inutiles, cache une réelle incapacité à devenir le conteur d’un événement terrible, le premier génocide du XXe siècle, encore aujourd’hui nié par la Turquie. Car aux spectateurs qui ne connaîtraient rien des massacres de 1915, le film n’apporte aucune lumière.

Atom Egoyan ne s’intéresse pas aux faits historiques, seulement à leurs conséquences traumatiques sur la diaspora arménienne, en quête d’identité et de racines. .

On sait le réalisateur d’«Exotica» incapable de raconter une histoire linéaire. Tout chez lui procède par fragments, ricochets, réverbérations. C’est aussi le cas d’«Ararat», film de la déconstruction plutôt que de la reconstitution.

Pour raconter cette tragédie dont il est issu, Atom Egoyan mêle donc mise en abyme, film dans le film, juxtaposition de plusieurs temporalités et destins croisés d’une dizaine de personnages, dont un ayant réellement existé, le peintre rescapé Arshile Gorky. A l’évidence, Atom Egoyan en a fait son double, s’identifiant à sa manière fraternelle de transmettre la mémoire pour que celle-ci devienne une muse inspiratrice plutôt qu’un fardeau honteux et accablant.

A l’inverse, Atom Egoyan rejette l’autre figure artistique du film, fictive celle-ci, le cinéaste arménien d’envergure internationale, Edouard Saroyan (Charles Aznavour peu convaincant dans ce rôle de génie du cinéma) qui entend montrer ce qui s’est réellement passé en 1915 dans une grande fresque épique et sentimentale, pompeuse et pittoresque, à l’exact opposé de l’ambition d’Atom Egoyan..

Seulement voilà: les scènes de reconstitution sensées être filmées par Edouard Saroyan finissent par contaminer «Ararat» tout entier, à vampiriser sa construction polyphonique, à le plomber jusqu’au ridicule. D’où cette impression curieuse d’assister au suicide, lent et scrupuleux, du film que l’on est en train de voir.

Etranglé par sa double contrainte, «Ararat» échoue dans sa fonction historico-pédagogique tout comme dans sa dynamique autobiographique et intime. Il offre en revanche quelques séquences sublimes, notamment celles avec le douanier (Christopher Plummer), être d’ordre et de refus, qui comprend au terme d’un interrogatoire serré que la vérité n’est pas une affaire de contrôle, mais de foi et de confiance en l’autre.

C’est le plus beau personnage de ce carrousel des destins, le plus proche aussi de l’univers d’Atom Egoyan.

Si «Ararat» est un film raté, ce n’est donc ni par déficit d’intelligence ni par manque de talent, mais par la peur phobique d’Atom Egoyan de sombrer dans l’académisme. «Ararat» passe plus de temps à montrer ce qu’il ne faut pas faire qu’à le faire, ce qui en définitive donne l’impression d’une oeuvre pour rien. La grande fresque sur le génocide arménien est encore à venir.