LATITUDES

Rencontre avec un maître des sneakers

Nike vient de nommer le designer lausannois Philippe Cuendet au poste de Concept Director pour la ligne Jordan.

C’est sur la place de la Riponne que Philippe Cuendet aime fixer ses rendez-vous. La terrasse éphémère et conviviale de La Grenette lui donne l’impression d’être à Berlin, une ville qu’il apprécie particulièrement. C’est loin de sa Lausanne natale que le designer s’est envolé tout récemment. Il vient d’être nommé «Concept Director » pour la marque Jordan, à Portland (Oregon).

Formé à l’École cantonale d’art de Lausanne (ECAL), Philippe Cuendet a créé en 2001, un an après l’obtention de son diplôme, le bureau de graphisme //DIY avec ses associés Laurence Jaccottet et Ivan Liechti. L’équipe lausannoise est rapidement repérée par Nike et, au fil des collaborations, //DIY se voit mandaté par la fameuse marque à la virgule pour imaginer une série limitée de Nike Air Max 1 et signera ainsi la première paire de baskets vendue aux enchères, entre 800 et 1800 francs chez Christie’s, en 2006. Cumulant les pratiques et les techniques, Philippe Cuendet se définit comme un touche-à-tout. En 2013, il crée la marque Armes pour laquelle il conçoit des vêtements, de la musique, mais aussi des bougies ou encore des vidéos. Rencontre à l’aube du départ pour son aventure américaine avec un artiste pour qui le design est une expérience totale, impliquant tous les sens.

Comment votre passion pour le design est-elle née?

Philippe Cuendet: J’ai grandi dans une famille d’artistes. Mon grand-père était graphiste et ma grand-mère photographe, comme mon père. Ma mère décoratrice d’intérieur. J’ai rapidement su que j’allais m’orienter vers ce domaine. Quand j’étudiais à l’ECAL, mes enseignants m’ont souvent encouragé à me spécialiser dans le design industriel. Pour moi, l’école était au contraire l’occasion d’expérimenter différentes choses. Le cadre de la formation m’a offert cette liberté.

Votre carrière a donc démarré à l’ECAL?

Oui, et aujourd’hui encore, je suis particulièrement attaché à cet établissement où il m’arrive d’organiser des conférences. Comme lors de l’exposition Sneaker Collab au Musée de design et d’arts appliqués contemporains (mudac) pour laquelle j’ai participé à la curation et à la scénographie avec l’équipe de Swissneaks et Marco Costantini, conservateur au mudac. J’apprécie aussi la qualité des expositions proposées par l’ELAC, l’espace lausannois d’art contemporain de l’ECAL.

Peu après la création de votre bureau de graphisme //DIY, vous avez été sollicité par Nike. Comment avez-vous obtenu un tel mandat?

Avec Laurence Jaccottet et Ivan Liechti, mes deux associés au sein de l’agence //DIY, créée en 2001, nous avons lancé la ligne de vêtements +41. Ce projet a été la porte d’entrée à de multiples collaborations avec Nike. Nous avons imaginé une installation pour la marque américaine lors du salon d’art contemporain Art Basel, ou encore créé une paire de baskets sur mesure pour l’anniversaire de Roger Federer. Pour lancer le modèle Air Max 360, Nike nous a demandé de concevoir un visuel. Comme il s’agissait de la première basket incluant une semelle constituée entièrement par une bulle d’air, nous avons choisi de mettre l’accent sur cet aspect. Notre visuel montrait la chaussure déposée sur un tapis de bulles de savon. Plus tard, j’ai appris que ce modèle avait été dessiné par le designer fribourgeois Martin Lotti. C’est une coïncidence amusante dans la mesure où c’est lui qui m’engage aujourd’hui à Portland.

En quoi consistera votre activité pour la marque aux États-Unis?

Je serai «Concept Director », c’est-à-dire que je m’occuperai de l’image de la marque Jordan. Les Américains synthétisent cette activité en une phrase «You create the blood of the brand». Une expression qu’on pourrait traduire par «vous fabriquez l’ADN de la marque», et cela, autant au niveau des chaussures que des vêtements ou encore le design intérieur des points de vente et la communication. C’est exactement ce qui m’intéresse: imaginer des concepts. Pour moi, l’esthétique doit venir d’un concept, d’une idée et non pas d’une mode ou d’un choix esthétique sans justification. C’est le fond qui définit la forme. J’ai souvent collaboré avec la marque, je suis donc particulièrement impatient de découvrir l’envers du décor de cette grande entreprise.

Martin Lotti a su s’imposer aux États-Unis. Pensez-vous qu’il y a une spécificité des designers helvétiques?

L’identité suisse en matière de design se démarque par une grande rigueur et un soin du détail à chaque étape de la création. Les objets conçus témoignent ainsi d’une perfection particulière au niveau de la finition. Je pense qu’il y a aussi un réel besoin d’excellence qui est peut-être motivé par un complexe d’infériorité. J’ai l’impression que le Suisse aura tendance à s’assurer que l’objet est impeccable avant de lancer un produit. Je trouve aussi qu’il y a une ressemblance avec le design japonais, un pays que j’affectionne particulièrement. Je mange presque quotidiennement chez Uchitomi, une épicerie-restaurant japonaise située au centre-ville, qui est devenue ma cantine. À ce titre, je rêvais d’ailleurs de travailler dans ce pays et j’ai eu l’occasion de le faire durant trois mois pour la marque de cosmétiques et de produits de luxe de Shiseido. J’y ai élaboré l’identité visuelle de leur gamme de produits de soin WASO.

Quels conseils donneriez-vous à de jeunes designers?

Faire et laisser le temps aux idées de mûrir. Cela peut paraître paradoxal, mais je pense qu’il est important de se mettre à l’action et concrétiser son projet pour voir ce qui fonctionne et ce qui mérite d’être amélioré. Il ne faut pas hésiter à laisser de côté une réalisation qui ne correspond pas au projet initial. Il m’est souvent arrivé, lorsque j’étais bloqué sur un projet, de mettre à l’écart une idée puis de la ressortir lors d’une création future. J’ai parfois été surpris de constater que deux choses qui me paraissaient totalement déconnectées pouvaient se rejoindre. Un autre conseil que je pourrais donner est de ne pas se limiter. Pour moi, le design est une expérience totale.

En créant la marque Armes, j’ai choisi de ne pas limiter les créations à un domaine précis. Pour les vêtements, il était aussi important pour moi de me détacher du calendrier de la mode et de présenter les pièces au moment où elles sont prêtes. Pour cette marque, j’ai notamment participé au développement d’un parfum conçu par le nez parisien Barnabé Fillion. Une collaboration avec la chocolaterie lausannoise Blondel, une enseigne incontournable de la ville, a aussi donné lieu à la création de sneakers en chocolat. J’aime trouver les points de rencontre entre le design et différents aspects sensoriels.

Quelle est la différence entre les sneakers et les baskets?

Les collectionneurs ainsi que les passionnés de chaussures de ce type utiliseront plus facilement le terme sneakers, mais il n’y a pas de véritable différence. On parle parfois de phénomène sneaker pour désigner le déplacement qu’a opéré cet objet entre l’univers de la rue et celui du luxe. Les sneakers ont depuis quelques années gagné une place sur les podiums et au sein des plus grandes maisons de couture qui collaborent désormais volontiers avec des marques de chaussures de sport. Les barrières entre le streetwear et la haute couture se sont assouplies et l’arrivée de nouveaux directeurs artistiques tels que Virgil Abloh, bras droit de Kanye West chez Louis Vuitton ou encore Matthew Williams chez Givenchy, en témoignent.

Si vous deviez choisir l’endroit lausannois le plus inspirant sur le plan visuel?

J’adore aller à l’EPFL (École polytechnique fédérale de Lausanne), au Rolex Learning Center. C’est un lieu très riche au niveau du design. C’est d’ailleurs une création japonaise. Au début de mon parcours, j’avais été mandaté par le graphiste David Rust pour une collaboration autour du rapport annuel de l’EPFL. J’avais alors eu l’occasion de visiter tout le site. Cette expérience a été particulièrement marquante. La dimension esthétique de ces installations ultra-techniques était impressionnante.

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Une version de cet article réalisé par LargeNetwork est parue dans The Lausanner (no6).