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L’âme et le ventre

Les foyers d’indignation contre les restrictions sanitaires semblent se concentrer autour de lieux pourtant hors du temps: l’église et le bistrot.

C’est entendu, les Suisses sont des gens qui se lèvent tôt mais qui se réveillent tard. Cette vieille et fameuse saillie, attribuée au conseiller fédéral Willy Ritschard dans une époque lointaine, pourrait illustrer les mouvements de révolte contre les mesures sanitaires. Des colères qui prennent de l’ampleur alors que l’on parle déjà de relâcher des restrictions plutôt moins coercitives qu’ailleurs -malgré une ampleur de pandémie qui n’a pourtant rien à envier à personne. Pour autant, quand le peuple suisse se réveille, il a le bon goût de se concentrer sur l’essentiel.

Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à observer les foyers d’indignation. Ces paroissiens valaisans par exemple, jeunes de surcroît nous dit-on, qui se dressent contre la limitation des célébrations religieuses à 10 personnes. Plutôt que d’invoquer en vain le nom du Seigneur, ils se sont d’abord tournés vers le Tribunal cantonal, dont au moins, même si elle est rarement fulgurante, on est à peu près sûrs de recevoir une réponse.

Ils sont venus avec un argument quand même fort séculier, c’est-à-dire pas tout à fait fou: avant de limiter le nombre de fidèles, il serait peut-être logique, comme cela se fait pour les surfaces commerciales, de tenir compte de la taille du lieu de culte. Un avis partagé à Fribourg, où la jauge, plus généreuse, est fixée à 30 ouailles. Pour l’ancien conseiller national PDC Dominique de Buman: «Une règle linéaire de 30 personnes est absurde, alors que les centres commerciaux sont par exemple ouverts.»

L’opposition entre commerces et églises paraît pourtant moyennement pertinente, surtout si l’on parle d’un certain type de commerces. C’est ici qu’intervient le deuxième foyer d’indignation: celui des cafetiers-restaurateurs genevois qui manifestent, criant leur refus de «mourir en silence» et menaçant d’entrer en insoumission. De quoi émouvoir même la conseillère d’Etat radicale Nathalie Fontanet: «Les menaces de désobéissance des cafetiers-restaurateurs sont un appel au secours, une révolte, la manifestation du désespoir.»

La situation en est à un tel point la population se rue dans les cantons où les établissements publics sont encore ouverts. Juste retournement des choses, par la magie noire du virus, les mastroquets du Jura bernois, région d’ordinaire prise de très haut et jugée comme infréquentable par tous ceux qui n’y ont jamais mis les pieds, peuvent ainsi tranquillement et discrètement pavoiser. A l’image, dans les colonnes du «Temps», de Roland Matti, maire de la Neuveville et patron du restaurant «La Côte d’Orée» du camping de Prêles: «C’est malheureux à dire, mais c’est une bonne affaire. Alors que notre région est d’ordinaire le parent pauvre de l’Arc jurassien car ni alémanique ni romande, elle est tout à coup prisée par des clients qui viennent d’un peu partout.»

Le Jura Bernois a même pu, sous les hourras et les vivats, piquer à l’Ajoie voisine et confinée, son indestructible et gastronome tradition de la Saint-Martin. Comme pour adresser à la pandémie un sonore «Cochon qui s’en dédit!»

Donc, dans un monde où flamboient les miracles high-tech, la globalisation triomphante, les tours du monde en une demi-journée, le numérique tout puissant, les amusantes théories de genre, le racialisme exacerbé, le terrorisme au bout de la rue, que manque-t-il à l’homme lorsque surgit la moindre petite épidémie? L’église et le bistrot. L’âme et le ventre. Comme si tout le reste n’était qu’insignifiant décor. Saint-Martin, priez pour nous.