Je viens de lire le dernier livre de Manuel Castells. Il offre une réflexion passionnante sur l’élasticité d’internet. Et une nouvelle définition de la fracture numérique. Ce pavé de 360 pages fera bientôt référence.
«Pour ne pas être manipulé par le Net, manipulons-le!» Ce pourrait être le mot d’ordre du dernier livre de Manuel Castells, «La Galaxie Internet», qui vient de paraître en français.
Entre autres observations, le fameux chercheur d’origine catalane, professeur à Berkeley, y démontre que l’internet reste une technologie malléabe, susceptible d’être modifiée par la pratique sociale.
A la lecture de Castells, on perçoit combien, grâce à son élasticité, le réseau est particulièrement apte à servir les phénomènes sociaux les plus contradictoires.
Pour étayer sa thèse, le sociologue présente l’exemple du géant Cisco et la manière dont cette entreprise californienne a su utiliser à fond les ressources d’internet pour alimenter sa croissance. Elle a innové en s’organisant autour d’un réseau accessible à la fois aux fournisseurs et aux clients et en se dotant d’un environnement de fabrication, lui aussi en réseau, sous la forme d’un extranet.
Cisco fabrique très peu elle-même. Elle a externalisé plus de 90% de sa production à un réseau de fournisseurs certifiés. Sa gestion s’est révélée plus compétitive et plus efficace que celle des entreprises hiérarchisées et centralisées. Résultat: très rapidement, ce modèle d’entreprise est devenu la forme d’organisation dominante dans l’industrie électronique (Dell, Nokia, Hewlett Packard, IBM, Oracle, Sun Microsystems, l’ont adopté).
Si le Net a dynamisé l’économie, il offre aux mouvements sociaux qui la combattent des armes nouvelles. Pour Castells, la manifestation de décembre 1999 contre l’OMC à Seattle a été «un exemple paradigmatique de ce nouveau type de lutte. Le mouvement antimondialisation n’est pas seulement un réseau, c’est un réseau électronique, un cybermouvement. Et parce qu’il est chez lui sur internet, il ne saurait être désorganisé ou pris au filet: il y nage comme un poisson dans l’eau.»
Le réseau offre à de tels mouvements la base matérielle nécessaire pour engager la création d’une société nouvelle, prétend-il, en relevant que, de ce fait, «ils transforment aussi internet: d’outil dédié à l’organisation des entreprises et à la communication, le voici devenu le levier d’une mutation sociale.»
On l’aura compris, à la question «Est-ce internet qui change la société ou l’être humain qui modèle le Net à sa guise», Castells répond: les deux, il y a interaction.
Les 360 pages de «La Galaxie Internet» constituent une somme qui pourrait bientôt faire référence, après la trilogie «L’ère de l’information», qui avait fait de Castells le penseur de la société en réseau.
«Qui veut vivre en société à cette époque et en ce lieu sera nécessairement confronté à la société en réseaux. Car nous sommes bel et bien entrés dans la galaxie Internet.»
La terminologie du chercheur se veut un clin d’oeil à McLuhan qui nous a laissé la «galaxie Gutenberg». Comme lors de la diffusion de l’imprimerie, nous sommes entrés, avec internet, dans un nouvel univers de la communication qui mérite lui aussi d’être baptisé.
Non seulement, les activités économiques, sociales, politiques et culturelles cruciales, sur toute la planète, sont aujourd’hui structurées par et autour du Net, mais le non-accès à ces réseaux est «la forme la plus dommageable d’exclusion dans notre économie et notre culture».
Il n’y a pas lieu de s’en étonner. «Comment l’internet pourrait-il être meilleur que la société qui l’utilise? Il nous met devant le miroir de notre société historique», remarque, quelque peu désabusé, Castells, dont on retrouve ici la fibre marxiste de sa jeunesse.
Sa définition de la fracture numérique contribue à l’agrandir encore dans la mesure où pour lui, «elle ne sépare pas tant ceux qui ont un accès à l’internet de ceux qui n’en ont pas, mais ceux qui savent quoi en faire culturellement de ceux pour qui ce n’est qu’un écran d’annonces accompagné de passe-temps ludiques.»
Cela dit, le chapitre qu’il y consacre laisse le lecteur sur sa faim. Le nouveau modèle de développement qu’il appelle de ses voeux reste bien vague.
Malgré cette omniprésence de l’internet, sa logique, son langage et ses contraintes n’ont pas fait l’objet d’étude de grande ampleur, observe Castells. La recherche scientifique donne l’impression de ne pas avoir réussi à suivre le rythme extrêmement rapide des nouvelles technologies. Les études empiriques sur le comment, le quoi et le pourquoi de la société internet sont encore rares. Ce décalage, écrit-il, n’est pas vraiment surprenant. C’est un phénomène classique en période de changement accéléré.
Son objectif en publiant cet ouvrage: «J’espère contribuer à baliser la voie à suivre pour améliorer notre société et stabiliser notre économie – puisqu’il faut bien constater que l’instabilité, l’insécurité, l’inégalité et l’exclusion sociales accompagnent la créativité, l’innovation, la productivité et la création de richesses dans ces premiers pas du «monde internet». Le redressement de la situation dépendra de ce que chacun fera, vous et moi compris.»
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Manuel Castells, «La Galaxie Internet» (éditions Fayard, 2002)