LATITUDES

Les post-bobos passent à l’attaque

«Le luxe me dégoûte», a osé déclarer Giorgio Armani. Une attitude typique des années zéro, après une décennie 90 matérialiste et décomplexée.

J’ai toujours méprisé les prophéties de gourous qui saturent la presse à chaque fin d’année. Surtout ne pas perdre de temps avec ces anticipations gratuites. Et puis, un titre a retenu mon attention. J’ai craqué et lu «Money is so boring now» («L’argent est tellement ennuyeux, aujourd’hui»), un article signé David Brooks, l’inventeur du concept de bobo.

Pour ne rien vous cacher, j’ai même mis la page de côté. On ne sait jamais. Et quelques semaines plus tard, je l’ai ressortie du tiroir quand j’ai appris que Giorgio Armani avait déclaré «le luxe me dégoûte» dans une interview publiée par le Sunday Telegraph.

Selon David Brooks, on se souviendra des années 90 comme d’une époque où l’on ignorait les problèmes réels du monde pour célébrer l’illusion des dotcom. C’était l’âge de l’abondance sans effort, des marchés boursiers qui ne faisaient que grimper. L’âge de la Mercedes sport comme véhicule utilitaire, de la vie sexuelle de Bill Clinton et du sentimentalisme de la princesse Diana.

Jamais le capitalisme n’avait eu si peu d’ennemis mortels. Bill Gates y assumait le rôle de sage global, résume Brooks.

Qu’importe si ces stéréotypes sont inexacts, nous avons besoin de condamner la décennie passée pour nous prouver combien nous avons progressé depuis, poursuit-il. Nous aimons croire que nous sommes devenus des consommateurs et des individualistes moins «radicaux», attentifs aux vraies valeurs.

«La culture des années 90 était fondée sur un présupposé d’harmonie, la croyance que les êtres humains pouvaient vivre ensemble sans conflits fondamentaux. Une perspective économiste, donc matérialiste régnait en maître. Or Ben Laden ne saurait s’expliquer par la loi de l’intérêt rationnel. Aujourd’hui, les explications matérialistes ont perdu de leur pertinence. Ainsi reconnaît-on une dimension métaphysique à l’origine du mal. Du coup, les économistes deviennent moins importants que les théologiens.»

Sa conclusion: «L’Occident restera un bastion du capitalisme bourgeois, mais la pensée économique n’y exercera plus l’attraction hégémonique qui fut la sienne jusqu’ici.»

«Sur le plan personnel, nous nous dirons que nous sommes moins fous d’argent que nous ne l’étions dans les années 90. Il deviendra moins acceptable socialement de conduire une voiture tape–à-l’oeil ou de se déplacer avec un jet privé. Les personnes concernées trouveront un autre moyen d’afficher leur statut. Elles achèteront et vivront en faisant la démonstration qu’elles savent ce qui est vraiment important dans la vie et qu’elles trouvent l’argent ennuyeux.»

Exactement comme Armani, qui crache aujourd’hui dans la soupe qui l’a si bien nourri. En parlant de «dégoût du luxe», le couturier fait en quelque sorte figure d’intégriste de la tendance décrite par Brooks. Authentique retournement de veste, crise mystique ou opportunisme pour traverser la crise actuelle? Comment comprendre ses accusations à l’encontre de «la dictature de la mode» et des «contraintes consuméristes», ses critiques des designers de fringues «antidémocratiques» parce que trop chers, trop élitaires?

Après une année 2000 euphorique, les groupes de luxe vivent depuis quelques mois un retournement sans précédent. Armani espère-t-il s’en sortir en jouant la carte rebelle? Si c’est le cas, il n’est pas le seul.

Noreena Hertz, professeur d’économie à Cambridge et figure de proue du mouvement anti-globalisation, s’est rendue au World Economic Forum à New York dans un costume de marque Boudicca.

«Parmi ceux qui m’ont complimenté pour mon tailleur pantalon blanc, peu nombreux étaient ceux qui y avaient vu une marque d’ironie», explique-t-elle dans l’hebdomadaire Cash du 15 février. En effet, «Boudicca s’enorgueillit d’être le premier label anticapitaliste dans le monde de la mode.»

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«Money is so boring now», de David Brooks, est paru dans le supplément «Issues 2002» du magazine Newsweek.