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Le nouveau tabou

L’impératif climatique prime désormais sur tous les autres, au point de les éclipser. Dans le cas du voyage controversé du Conseil d’Etat fribourgeois à Londres, par exemple, le problème était-il vraiment l’avion?

«Le gouvernement n’a rien compris aux enjeux climatiques.» Quel gouvernement? Peu importe, tant on ne plaisante plus avec ces affaires-là, au point d’octroyer à une enfant le titre de docteur honoris causa. Tant le sujet est devenu aussi brûlant que la température, tant le tribunal de la cause environnementale traque tout et ne pardonne rien. Que le procureur s’appelle l’opinion publique, la caste médiatique ou le militantisme politique.

Souvent à juste titre. Mais l’emballement est tel qu’il fait parfois perdre tout sang-froid, et atteindre largement à côté de la cible. Ce qui est peut-être le cas dans cette affaire du Conseil d’Etat fribourgeois pris dans la tourmente depuis que le quotidien «La Liberté» a révélé qu’il s’était offert une petite escapade de trois jours à Londres.

Curieusement, ce qui fait scandale ce n’est pas la jolie balade elle-même, sur laquelle pourtant des questions pourraient se poser, mais uniquement le fait qu’elle ait été effectuée en avion. «C’est clairement plus qu’une maladresse», s’étouffe ainsi la vice-présidente des Verts suisses Céline Vara, qui entonne l’inévitable couplet de l’exemplarité: «Comment expliquer aux jeunes qu’ils ne doivent pas prendre l’avion pour passer un week-end à Londres si les politiques eux-mêmes le font?»

Cette comparaison pourtant contient déjà en elle-même sa propre réfutation: quoi de commun entre un week-end de jeunes dans la capitale anglaise et le déplacement d’un exécutif in corpore? Rien sauf l’avion, devenu brusquement un bouc émissaire volant. Un renversement de paradigme bien rapide – trop pour être honnête? – comme le souligne le sociologue Pascal Sciarini dans «Le Temps»: «Il y a une année personne n’aurait remis en cause le voyage d’un gouvernement cantonal à Londres.»

Vincent Grandjean, chancelier du canton de Vaud, met lui un autre bémol à la curée verte: «Il ne faudrait pas non plus en arriver à renoncer à un voyage d’importance sur le seul critère du moyen de transport.» On peut craindre à cet égard que, devenue automatique, l’indignation climatique risquera parfois de s’avérer bêtement contre-productive.

C’est visiblement à la création brutale d’un nouveau puissant tabou que l’on assiste, le comportement des individus et des institutions étant jugés d’abord, avant toute autre considération, sur les tonnes de CO2 imputable au dit comportement. Quitte à en oublier toute forme de nuance. Comme celle par exemple, dans le cas précis, que souligne encore Pascal Sciarini: «Le nombre de vols effectués par des politiciens demeure sans commune mesure avec ceux des hauts cadres de l’économie privée.»

On pourrait même supposer que cette obsession environnementale empêche de distinguer d’autres formes de dérives. Il y avait peut-être en effet matière à s’émouvoir de la joyeuse équipée des ministres fribourgeois à Londres, mais pour d’autres motifs. Qu’ils s’y soient rendus à pied, à cheval ou en trottinette électrique ne change rien à la question plus importante de savoir ce qu’ils étaient allés y faire.

L’explication donnée par la chancelière fribourgeoise Danielle Gagnaux ne dissipe pas le soupçon d’expédition récréative au frais de la princesse, mais le multiplierait plutôt. La virée s’inscrirait dans une tradition bisannuelle de mise au vert, en Suisse ou à l’étranger «qui nous permet de prendre de la hauteur pour réfléchir à l’avenir du canton». Prendre de la hauteur à Londres! Réfléchir à l’avenir du canton entre Soho et Picadilly! Ce qui s’appelle surestimer grandement le degré de crédulité de l’opinion publique. Surtout quand on a la chartreuse de La Valsainte à deux pas.