LATITUDES

«Il n’y a aucun rapport entre le prix de vente et le coût de fabrication d’un médicament»

L’économiste américain Jamie Love se bat pour faire baisser les prix des médicaments. Il expose ses propositions, qui visent à permettre au plus grand nombre d’accéder aux traitements innovants contre le cancer.

L’Américain James ou «Jamie» Love s’engage pour faire baisser les prix des médicaments depuis près de quatre décennies. Il s’est notamment illustré dans les négociations qui ont fait chuter le prix des trithérapies contre le sida au début des années 2000. Le directeur de l’ONG Knowledge Ecology International défend désormais un changement de paradigme dans le système de santé mondial. Aujourd’hui, l’industrie pharmaceutique utilise les profits générés par la vente de ses produits pour financer la recherche et le développement de nouveaux traitements. Jamie Love propose de dissocier les sommes dépensées pour la mise au point de médicaments et leur prix de vente. Il estime que cette solution permettrait de faciliter l’accès aux traitements novateurs.

Vous vous êtes battu pour faire baisser les prix des médicaments anti-VIH pendant des décennies. Aujourd’hui, c’est l’accessibilité des nouvelles thérapies contre le cancer qui vous occupe. Pourquoi?

Cette maladie affecte tant de gens. Il s’agit d’un combat essentiel à mener, même si son issue est incertaine, car les compagnies pharmaceutiques exercent une immense influence. Je suis stupéfait de constater combien elles gagnent: un traitement contre le cancer peut générer plusieurs milliards de dollars de revenus par an, et pour certains médicaments orphelins (pour des maladies rares, ndlr), on parle de 2 milliards par trimestre.

Ces entreprises réalisent de tels profits que leur influence politique prend des proportions toujours plus inquiétantes. En plus des pratiques courantes comme le recrutement d’anciens fonctionnaires et le financement de campagnes de communication, elles débauchent aussi des scientifiques, toujours employés dans le monde académique, pour tenter de manipuler l’opinion publique.

Certains traitements innovants, comme les immunothérapies utilisant des cellules génétiquement modifiées du patient, peuvent coûter plus de 400’000 dollars par an. Ces prix sont-ils parfois justifiés?

Non, il n’y a simplement aucun rapport entre le prix de ces thérapies et le coût de fabrication, qui est insignifiant dans la plupart des cas. Récemment, nous avons aidé une association de patients basée en République dominicaine à examiner le prix d’Ibrance, un médicament utilisé pour traiter le cancer du sein. Le prix américain par comprimé est de plus de 500 dollars, alors que le coût des ingrédients pharmaceutiques actifs est plus proche de 80 cents. Et cela, sans même négocier des rabais de quantité.

Les compagnies pharmaceutiques soutiennent qu’une partie des prix élevés sert à compenser les travaux de recherche et développement infructueux. jL Il est vrai que le développement de médicaments est risqué, mais il en va de même pour toute entreprise, qu’il s’agisse de tourner un film, lancer une nouvelle ligne de vêtements ou ouvrir un restaurant. Quel est le pourcentage de médicaments dont la mise sur le marché est refusée? La réponse est: environ 25% au cours de la dernière décennie. Alors oui, c’est risqué, mais la vérité, c’est que plus les bénéfices attendus sont importants, plus les investissements suivent.

Pour que les nouveaux médicaments soient moins chers, vous proposez d’adopter un modèle qui supprime le lien entre le coût de recherche et développement et le prix de vente. Pouvez-vous expliquer comment fonctionnerait ce modèle?

À l’heure actuelle, les entreprises développent des médicaments, dont le coût de production est ensuite supporté par les compagnies d’assurances et les autorités en fonction de leur utilisation. Imaginez que cet argent soit versé dans un fonds récompensant le développement de nouvelles formules, et que, dans le même temps, ces médicaments soient mis à la disposition des patients à un coût marginal. Cela permettrait aux médecins de prescrire le meilleur comprimé disponible sur le marché. Et peu importe que vous soyez assuré ou non si un traitement coûte une centaine de dollars par an. Dans ce système, vous aurez un meilleur accès aux médicaments et plus d’égalité.

Quels autres avantages ce système «déconnecté» offrirait-il?

Les compagnies pharmaceutiques seraient mises en concurrence. Celles développant les meilleurs produits recevraient plus d’argent du fonds d’innovation. Il serait par ailleurs possible de verser cet argent sur une décennie, tout en vérifiant la performance du médicament chaque année, sur la base de données mises à jour, incluant par exemple le nombre de patients traités efficacement. Un autre avantage: avec le temps, il serait possible de changer les incitations de manière à ce que la recherche et le développement s’adaptent aux besoins effectifs de la société. Un modèle déconnecté diminuerait également l’importance du marketing. Dans le système actuel, il est plus facile d’investir dans des copies de produits existants. Mais il faut dépenser beaucoup en publicité pour tirer un retour sur investissement d’un médicament peu innovant.

Un modèle tel que celui que vous préconisez fournirait-il suffisamment d’argent pour financer l’innovation?

Je vais donner un exemple très simple: le marché mondial des traitements contre le VIH représente actuellement environ 25 milliards de dollars, alors qu’au cours des trente dernières années, on a compté à peine un ou deux nouveaux médicaments par année. Cela montre que le système actuel n’est simplement pas efficace. Parce que même en prenant l’évaluation la plus absurde sur les coûts de recherche et développement, vous allez obtenir une somme équivalant à moins de 10% du marché global d’une année donnée. Maintenant, supposons que les États-Unis mettent en place un fonds doté de 3 milliards de dollars pour développer de nouveaux médicaments contre le VIH. Avec la contribution des pays européens ou du Canada, on pourrait facilement atteindre 6 milliards par an. Il s’agirait certainement d’une offre suffisamment attrayante pour encourager le développement de nouveaux médicaments.

Comment ce modèle est-il perçu par les décideurs que vous rencontrez?

Cette idée est bien reçue de la part de bon nombre d’ONG et de politiciens. Des personnalités comme le sénateur américain Bernie Sanders ou l’économiste Joseph Stiglitz, lauréat du prix Nobel, comptent parmi nos soutiens. Le problème, c’est que de nombreuses personnes ont peur des compagnies pharmaceutiques et de leurs alliés. Les choses avancent lentement parce que les résistances s’avèrent très intenses.

N’est-ce pas un combat perdu d’avance?

Je ne mènerais pas ce combat si je pensais que c’était un objectif irréalisable. Concernant l’accès aux médicaments contre le cancer, la question à se poser est la suivante: est-ce que les inégalités sont acceptables? Parce que nous n’obtiendrons jamais l’égalité d’accès sans «déconnexion». Les inégalités deviennent toujours plus fortes, et la problématique concerne désormais aussi bien l’Occident que les pays en voie de développement. Je pense que l’essentiel pour les décideurs est de ne pas penser exclusivement à court terme. Il faut savoir prendre du recul pour arriver à ses fins.

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Biographie

L’Américain James Packard «Jamie» Love est le directeur de Knowledge Ecology International, une ONG basée à Washington D.C. et à Genève. Économiste de formation, il s’est spécialisé dans les questions de gouvernance et de droits de la propriété intellectuelle et conseille ONG, gouvernements et organisations internationales.

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Une version de cet article est parue dans In Vivo magazine (no 15).

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