LATITUDES

Insidieusement, PowerPoint colonise nos esprits

Chaque jour, près de trente millions de présentations Powerpoint sont données dans le monde. Et si ce logiciel de Microsoft influençait notre manière de penser? Eteignez la lumière, la projection va commencer.

Un logiciel, en l’occurrence PowerPoint, que l’on trouve aujourd’hui sur 250 millions d’ordinateurs, peut-il influencer notre manière de penser? La question est posée dans un article passionnant publié par le New Yorker le 28 mai dernier.

Pour ceux qui ne le sauraient pas encore, PowerPoint a remplacé les rétroprojecteurs d’antan. Il permet de disposer des textes courts et des graphiques sur des «slides» que l’on peut ensuite imprimer ou projeter sur écran. Mis en vente en avril 1987 pour Macintosh, il fonctionnait alors en noir et blanc uniquement. Il a fallu attendre 1990 pour le voir arriver sur Windows 3.0. Depuis, les auditoires de tout genre subissent insidieusement sa loi.

Selon les estimations de Microsoft, près de 30 millions de «présentations» PowerPoint sont données chaque jour dans le monde. Ce logiciel est devenu indispensable aux séances de travail, aux briefings, aux conseils d’administration

Avant l’ère des «présentations», il y avait des réunions, des discussions, des conférences, qui ressemblaient aux «présentations»… à la seule différence que personne ne devait éteindre la lumière.

L’omniprésent logiciel est habituellement rangé dans la catégorie des outils. Une métaphore inappropriée: «PowerPoint est plus proche d’un habit, d’une voiture ou de la chirurgie plastique, estime Ian Parker, l’auteur de l’article. Vous le prenez avec vous, vous êtes jugé à travers lui – vous insistez même pour être jugé ainsi. C’est par définition un instrument social transformant le sous-chef en dandy des “bullet points”.»

Pour étayer ses propos, le journaliste new-yorkais a mené l’enquête auprès des concepteurs de PowerPoint (Whitfield Diffie et Bob Gaskins), d’un large éventail de ses usagers et d’observateurs privilégiés.

Son constat: Power Point exerce une influence qui dépasse la sphère professionnelle. «Il colonise notre esprit, dicte nos pensées. Subrepticement, ce manuel de business impose une opinion, une opinion bizarre, pédante, prescriptive, au sujet de la manière dont vous devez penser.»

Que l’on ne se méprenne pas, PowerPoint ne nous aide pas à préparer un exposé! Le premier chapitre du mode d’emploi, intitulé «PowerPoint vous rend seul maître à bord», n’est pas conforme à la réalité. En fait, c’est PowerPoint qui conçoit sa propre présentation, qui est donc maître à bord.

Il nous indique la manière d’organiser l’information, la quantité d’information à retenir, en un mot comment appréhender le monde. Il fournit des recettes – comment motiver une équipe, réorganiser une entreprise, annoncer de mauvaises nouvelles – qui sont si proches de la forme achevée de la présentation qu’il ne reste qu’à ajouter le logo de votre entreprise et le travail est terminé.

En une décennie, Power Point est devenu l’antidote à la peur de tout conférencier. Il transforme la crainte d’un face à face avec un auditoire critique en une projection focalisée sur l’aspect visuel.

«PowerPoint est extrêmement bien adapté pour déguiser la fragilité des propositions, le vide d’un business plan», poursuit Ian Parker. En général, l’auditoire observe un silence respectueux, pris qu’il est dans la distraction visuelle d’un camembert qui danse. Cela permet à l’orateur de passer rapidement sur les lacunes de son argumentation. Si quelqu’un le remarque, c’est trop tard, la présentation continue. Un véritable tour de passe-passe auquel il est devenu difficile de résister.

D’ailleurs, il n’y a pas de véritable tentative de contrer le quasi monopole (95% du marché des logiciels de présentation) dont jouit PowerPoint.

Selon Parker, «après une décennie de croissance vertigineuse de Power Point dans de vastes secteurs de la vie américaine, apparaître à une réunion sans PowerPoint serait aussi malvenu et vaguement prétentieux que de ne pas porter de chaussures.»

Chaque jour, des millions de cadres passent des heures à préparer leurs dias: Arial? Times Roman? 24 points? 18 points? Le choix du format est plus «fun» que la réflexion sur ce que l’on va dire.

On communique désormais dans des pièces obscurcies: sans pronoms, sans paragraphes, le monde condensé dans un petit nombre de diapositives comportant environ 7 mots par ligne et 7 lignes par dia. Le contact humain a laissé place à la «projection».

Cette pratique déborde très largement les séances de travail. Offices religieux, cours d’Université, vie familiale sont désormais «powerpointés». Un usager du New Jersey explique: «La semaine dernière, je me suis surpris à réfléchir en termes de «slides» à la manière dont j’allais expliquer à ma femme que je ne pourrais pas lui offrir de vacances.»

Pas sûr que le phénomène soit purement américain.

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Dessin original d’Alexia de Burgos