LATITUDES

«Hamlet», l’UDC et les néo-nazis

Le metteur en scène Christoph Schlingensief veut faire interdire le parti de Blocher. Jeudi, il a présenté à Zurich sa version de «Hamlet» avec des skinheads repentis. Provoc, mais pas seulement.

Christoph Schlingensief, 41 ans, est le trublion le plus médiatisé d’Allemagne, et pour cause. Comme personne, il possède l’art d’attirer les feux des projecteurs sur lui. Ces jours, à Zurich, il a réussi à faire de la première de son spectacle la soirée théâtrale la plus attendue. En cela, il a peut-être même volé la vedette à Christoph Marthaler, patron-star du Schauspielhaus qui a lui-même invité Schlingensief à venir monter «Hamlet» dans son institution.

Jeudi, donc, soir de la première, le tout Zurich politico-culturel, les critiques, les télévisions et les radios se pressaient dans l’ancienne salle du Schauspielhaus. Diable! C’est qu’on n’a pas l’occasion de voir tous les jours de vrais ex-néo-nazis venir sur un plateau interpréter (enfin, «interpréter» est un grand mot) le classique des classiques du révéré Shakespeare. Rien que cela aurait suffi à remplir la salle d’une foule fiévreuse.

Mais Schlingensief, qui ne fait jamais de l’art sans agitation politique dans la cité, avait déjà remué tout le canton en réclamant l’interdiction du l’Union démocratique du centre (UDC). Le sang des fidèles de Christoph Blocher n’a fait qu’un tour. Ceux qui siègent à la Ville de Zurich ont demandé la suppression des subventions du Schauspielhaus.

D’autres – et ils sont nombreux – ont écrit des lettres adressées aux journaux ou à Christoph Marthaler. Lequel en a reproduit dans le programme de «Hamlet». La plupart de leurs auteurs se désabonnent du Schauspielhaus, s’insurgent de voir l’UDC associée à un parti fasciste et, finalement, insultent Schlingensief «l’Allemand», l’invitant à se mêler de ce qui le regarde et de retourner chez lui.

Schlingensief, lui, en a vu d’autres. Au cinéma, il a tourné «100 ans d’Adolf Hitler», à la Volksbühne de Berlin, il a monté «100 ans de CDU», il s’est lancé dans la course à la chancellerie avec son parti Chance 2000. Il a perdu, alors il a créé son propre état. L’Etat de la Chance.

Ainsi, le 2 novembre 1998, habillé en juif orthodoxe «par solidarité», il était venu à Bâle ouvrir une ambassade qui a pris la forme de trois jours de manifestations théâtrales. L’an dernier, il s’en est pris à la politique raciste du parti de Haider. Invité au Festival de Vienne, il s’est inspiré de l’émission Big Brother pour monter un happening: il a enfermé dans un container des comédiens jouant les réfugiés. Les spectateurs choisissaient lesquels d’entre eux devaient être expulsés.

Zurich ne s’attendait donc pas à voir arriver un enfant de chœur – même si Schlingensief se revendique comme catholique. Mais la ville n’imaginait pas tout le tintamarre qui a précédé les trois coups. Après avoir demandé l’interdiction de l’UDC, le trublion a fait venir d’Allemagne sept vrais néo-nazis qu’il a accueillis à la gare. Eux non plus ne sont pas des enfants de chœur: certains ont fait de la prison pour coups et blessures et, parmi eux, on trouve Torsten Lemmer, spécialiste du rock skinhead. Mais tous disent vouloir sortir du néo-nazisme pour entrer dans la société.

Avec eux, Schlingensief s’en est allé trouver Blocher. Sans que ce dernier ne s’en émeuve beaucoup. Avec eux, Schlingensief a fait quelques manifestations, sans attirer beaucoup de monde. Sauf quelques néo-nazis suisses qui ont dit que, du coup, ils iraient voir son spectacle. Certains auraient été furieux de ne pouvoir trouver de billet pour la première et ils auraient menacé de détruire le théâtre en manière de représailles. Ce qui n’a pas eu lieu jeudi soir.

Ce qui a eu lieu, c’est un «Hamlet» à l’esthétique expressionniste et bourré de références allant du cabaret néo-nazi aux films de Hitchcock («Psychose»), en passant par Visconti («Les Damnés») et Wagner («Tristan et Isolde»). Hamlet est blafard, Claudius agonisant, Ophélie bouge comme une poupée mécanique avant de disparaître dans une trappe: il n’y a plus que des zombies au royaume du Danemark. Ce qui est le propos de Schlingensief: que se passerait-il si les fantômes du passé, à l’instar du spectre du père, revenaient?

En écho aux voix des comédiens, il laisse ainsi se dévider des bribes d’un enregistrement d’un Hamlet mis en scène par Gustaf Gründgens, metteur en scène homosexuel qui a continué sa carrière pendant le nazisme (celui-là même qui a inspiré son «Méphisto ; à Klaus Mann). Mais, surtout, les vrais ex-néo-nazis deviennent, dans le spectacle, les comédiens auxquels Hamlet demande de jouer l’histoire devant confondre le roi Claudius et l’accuser du meurtre de son frère, le feu roi.

Après cette scène, les néo-nazis balancent à un public ébloui par des projecteurs ultra-puissants un rock graveleux et violent. Pause. Le moment de vérité arrive. Celui où les néo-nazis ne sont plus qu’eux-mêmes sur scène et où ils lisent un texte qu’ils ont rédigé ensemble pour dire qu’ils veulent changer de vie, quitter le fascisme, que l’expérience de Zurich est extraordinaire de tolérance pour eux… Le public réagit, entre rejet et applaudissement.

On peut reprocher beaucoup de choses à Christoph Schlingensief. D’être un grand enfant qui aime jouer de tout et citer les grands classiques presque avec naïveté. D’aimer sentir les médias braqués sur lui – même lorsqu’il se sépare de sa compagne. D’être brouillon, d’aller vite, de ne pas pousser une pensée jusque dans ses dernières implications.

Mais le moment de vérité qu’il crée au Schauspielhaus, qui oblige chaque spectateur à s’interroger et à se positionner par rapport à ces ex-néo-nazis (qu’est-ce qu’on éprouve face à eux? est-ce qu’on les croit? est-ce qu’on les absout? est-ce qu’on serait prêt à leur parler?) est un vrai, grand moment… de quoi? De théâtre du réel? De réel au théâtre? Peut-être qu’il faudra inventer une catégorie.

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«Hamlet», mise en scène de Christoph Schlingensief, Schauspielhaus Zürich, les 12, 29 et 31 mai, reprises en juin, téléphone +41-1 265 58 58.

Schlingensief a également lancé le site www.naziline.com.

Cet article a été publié le vendredi 11 mai sur Largeur.com.