LATITUDES

«Derrière chaque risque, il y a des enjeux et des intérêts»

Longtemps resté l’apanage des experts, le risque est désormais devenu un instrument de mobilisation politique. L’analyse de Sébastien Brunet, politologue et spécialiste du risque.

Accidents nucléaires, organismes génétiquement modifiés, super-bactéries… A l’heure où les dangers liés aux développements technologiques dépassent les frontières, l’individu moderne se sent souvent dépassé par ces menaces. Mais derrière chaque risque, il y a toujours un discours, une vision du monde défendant des intérêts spécifiques, rappelle Sébastien Brunet. Auteur de plusieurs essais sur l’analyse des risques, ce professeur à l’Université de Liège s’est spécialisé dans les interactions entre science et société et plus particulièrement sur le concept de risque. Il salue l’émergence de nouveaux acteurs de la société civile et des lanceurs d’alerte, qui remettent en question les approches privilégiées des scientifiques ou des autorités. La confrontation de ces différents points de vue permet une analyse des risques plus proche de la réalité. «Dans notre vie de tous les jours, nous avons de nombreux outils à disposition qui viennent de l’expérience, du bon sens ou de l’intuition. Si vous appliquez un modèle strictement scientifique d’analyse des risques, vous allez parfois éluder des éléments essentiels à la bonne compréhension de la situation», nous a-t-il dit durant un long entretien téléphonique.

Comment définissez-vous le risque?

Le concept de risque, dans sa version scientifique classique, présuppose une récolte de données scientifiques rigoureuse. On le conçoit ainsi comme la probabilité d’occurrence d’un événement dommageable. Mais le risque est aussi une affaire de perception personnelle. Prenez la peur de prendre l’avion, partagée par beaucoup de monde. Même si les statistiques prouvent qu’un voyage en avion est moins risqué qu’un trajet en voiture, on continuera à percevoir ce risque de manière différente.

Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à ce sujet?

Au moment où je commençais ma thèse de doctorat, vers 1995, nous étions confrontés à l’arrivée des premiers organismes génétiquement modifiés (OGM) sur le territoire européen. On découvrait alors une technologie qui débarquait dans nos assiettes en même temps que sa commercialisation, et qui s’accompagnait de controverses liées à ses risques pour l’environnement, la biodiversité, la santé… J’avais le sentiment, confirmé par la suite lors de mes travaux, que les autorités publiques intervenaient toujours avec un coup de retard. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui le principe de précaution. Les réglementations adoptées alors dans le domaine des OGM étaient à ce titre une exception.

En tant que politologue, un autre élément qui m’intéressait, c’est que la gestion du risque se trouve au cœur de la création de l’Etat-nation. Historiquement, un Etat doit être capable de garantir à la fois son territoire et sa population contre les menaces tant internes qu’externes. Or, on le voit encore aujourd’hui avec la Syrie: quand les autorités étatiques ne sont plus en mesure de gérer ces risques qui pèsent sur leur territoire et leur population, la question de l’existence même de l’Etat se pose.

Dans vos ouvrages sur le risque*, vous identifiez les évolutions de perceptions du risque par la société. Lesquelles sont les plus marquantes actuellement?

Le discours classique présente l’étude des risques comme le résultat d’un savant calcul. Mais ce qui est intéressant, c’est qu’aujourd’hui le risque est également devenu un instrument de contestation politique. Pour ce faire, de nombreux acteurs se sont réapproprié sa dimension scientifique première. Prenez l’exemple d’associations qui se mobilisent contre le trafic aérien de nuit en soulignant les risques d’effets néfastes pour la santé et l’environnement. A première vue, on pourrait se dire qu’il s’agit d’un phénomène NIMBY («not in my backyard»), que ces gens n’y croient pas vraiment, qu’ils veulent simplement préserver la tranquillité de leur jardin. Mais en réalité ces groupes-là, en mobilisant le concept de risque, vont plus loin. Ils ne disent pas «regardez les conséquences que cela peut avoir sur notre santé», ils demandent «est-ce que c’est le modèle de société que vous souhaitez?».

Le risque présente des caractéristiques extraordinaires de mobilisation. On observe d’ailleurs que quand un risque est bien intégré par un citoyen, il finit par faire partie de sa représentation du monde. L’exemple-type est la femme enceinte: elle ne peut pas fumer ou boire parce que des études ont montré que cela avait des conséquences sur la santé de son enfant. L’intégration de ces risques va modifier son comportement sans que l’Etat ne soit là pour le répéter. La femme enceinte sera en quelque sorte à la fois le réceptacle d’un message sur le risque, mais aussi une émettrice, car elle va elle-même influencer les autres femmes enceintes.

Certaines causes se révèlent toutefois plus mobilisatrices que d’autres…

Bien sûr! Dans son ouvrage de référence Risikogesellschaft, paru en 1986, le sociologue allemand Ulrich Beck se situe dans cette perspective. La dimension essentielle de son discours, c’est que le risque résulte désormais d’une activité humaine technologique qui dépasse les frontières des Etats, mais aussi leur temporalité. Les systèmes politiques actuels se situent dans une dimension à court terme, à savoir survivre le temps de la législature. Beck met en garde contre les acteurs scientifiques ou industriels qui produisent sans cesse de nouvelles activités qu’il est impossible de brider à l’avance. De nouveaux objets vont transformer les relations entre les individus, faire évoluer les relations de pouvoir ou les modes de consommation. Mais ces changements ne peuvent pas être intégrés de manière immédiate par la politique.

Prenez le cas du téléphone mobile. Quand il a été mis sur le marché, personne n’a imaginé un instant qu’on allait augmenter le nombre d’accidents sur la route parce que les gens allaient téléphoner en conduisant. On n’a pas non plus pensé qu’on allait utiliser des téléphones mobiles pour faire exploser des bombes dans des stations de métro. Une technologie ne déploie toute sa potentialité que lorsqu’elle est mise à la disposition du public, qui va se la réapproprier.

La question que l’on peut se poser derrière tout cela est la suivante: quelle est la capacité des Etats à accompagner le développement technologique et les risques qui y sont liés? Car d’une part ils ne sont pas à l’initiative de l’activité en question, et d’autre part, ils ne disposent pas forcément du matériel ou des données pour comprendre de quoi on parle. Même si un Etat dispose de ces mécanismes de compréhension, il n’a pas la maîtrise de ce qui se passe dans le pays d’à côté. Dans le cas d’une centrale nucléaire défaillante en France ou en Belgique, c’est l’ensemble de l’Europe qui est concerné.

Peut-on dire que le risque est omniprésent dans notre société?

Oui, mais paradoxalement, on ne le voit plus. Quand vous ouvrez un journal ou écoutez la radio, chaque sujet est abordé sous l’aspect du risque, qu’il s’agisse de l’augmentation du taux de chômage, d’un déséquilibre des finances publiques ou de l’explosion démographique. Tout l’enjeu, quand on est confronté à un discours qui mobilise le risque, c’est de le mettre en perspective. Prenez le cas d’une crise agroalimentaire comme celle de la «vache folle». Dans une telle situation, quels sont les arguments pour une intervention des autorités? Certains vont souligner l’aspect économique, en disant que si on n’agit pas, le marché va s’écrouler. D’autres aborderont le sujet sous l’angle de la santé humaine. Mais on peut aussi s’interroger sur la dimension sociale, car les crises alimentaires touchent les producteurs de bétail dans leur mode de fonctionnement. Chaque fois qu’un risque est identifié, il soutient une vision du monde particulière. Or quand vous portez sur un sujet un regard financier, sociétal, ou environnemental, vous excluez ses autres dimensions. C’est en cela que le risque est potentiellement réducteur de complexité.

Qui est le plus légitime pour identifier les risques?

Je dirais, en premier lieu, les autorités politiques. C’est leur responsabilité de définir les risques que l’on doit réguler, ceux que l’on doit réduire. Mais pour cela, il est nécessaire de disposer d’une identification des risques qui soit la moins orientée et la moins fermée possible. Cela demande aussi de faire l’effort d’aller écouter ceux qui sont généralement peu écoutés. Or aujourd’hui, on remarque dans la plupart des pays européens un décalage toujours plus important entre les citoyens et les autorités publiques. Cette méfiance extrêmement marquée envers les institutions s’accompagne d’une perte de maîtrise de leur environnement physique à cause de la technologie. Beaucoup de citoyens se sentent perdus face aux innovations et à leur commercialisation. Cette double perte de confiance, à la fois envers le système politique et le système technique, représente un risque très important, une remise en question du système démocratique.

Il existe aujourd’hui une volonté de plus en plus forte de tendre vers le risque zéro. Est-ce seulement possible?

Non, car par définition, quand il y a une activité, il y a toujours un risque associé. Si vous ne voulez pas d’accident de voiture, il ne faut pas posséder de voiture… Et encore le risque perdure en tant que piéton. Le risque zéro est avant tout une posture politique.

Le principe de précaution représente un autre cas de figure. C’est une manière pour le politique de se réapproprier le cours du développement scientifique, technologique et industriel. En mobilisant ce principe, il peut imposer aux acteurs industriels ou scientifiques la prise en compte d’autres considérations et forcer ainsi l’acquisition de connaissances utiles à la prise de décision publique.

Plutôt que d’éviter le risque, on essaie de le comprendre…

Oui. Cela démontre que derrière chaque discours sur le risque, il y a toujours des intérêts. Quelqu’un expliquant qu’il va identifier les risques qui se posent à la Suisse de manière objective, neutre et scientifique tient un discours de manipulation. Parce qu’il n’existe pas une seule vision de la Suisse. Ce qui est essentiel à mes yeux, c’est de confronter différents avis. De mobiliser les citoyens, les lanceurs d’alerte et de voir ce qui en ressort. Cela permet d’analyser ce qui mérite d’être pris en considération ou pas.

Nous sommes de plus en plus confrontés aujourd’hui à des controverses scientifiques. On remet constamment en question l’intégrité des experts, qui avant était indiscutable.

C’est plutôt sain…

Exactement. Je vais vous donner l’exemple d’une crise récente en Belgique: le déraillement d’un train contenant des produits chimiques hautement explosifs. A cette occasion, on a fait venir des experts de France pour accompagner le dispositif pompier visant à transvaser les produits contenus dans un des wagons empêtré dans des amas ferreux. Une fois que les experts scientifiques avaient confirmé que le wagon avait été vidé, on a demandé à un grutier de le retirer des rails. Mais le grutier a répondu que le wagon n’était pas vide, car il n’arrivait pas à le soulever. Les experts l’ont raillé, mais le grutier a persisté. Plus tard, on a appris que l’ensemble du mécanisme de transfert de produits d’un wagon à l’autre avait dysfonctionné. Personne ne l’avait vu, à part le grutier. Ce cas apparaît simple, mais en situation de crise, il n’est pas toujours évident d’écouter tout le monde.

Comment voyez-vous évoluer l’analyse des risques dans les années à venir?

Le développement d’une société civile active, avec des acteurs qui se posent des questions et se mobilisent, va permettre d’aller chercher des éléments qui sont habituellement exclus de l’analyse des risques classique. Ce sera plus sain, on obtiendra une analyse plus proche de la complexité de la réalité. Cela ne veut pas dire qu’il faut jeter les disciplines scientifiques aux orties. Mais les chercheurs doivent être capables de s’ouvrir et d’entendre le discours d’autres acteurs sur la réalité qu’ils observent.
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 11).

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