La Suisse gagnerait certainement à envoyer davantage d’étudiants au Collège d’Europe, le centre de formation des élites européennes. Témoignages d’anciens élèves suisses.
Surplombé d’une rangée de drapeaux, dont l’étendard européen, le bâtiment s’étire le long du canal où défilent les barques de touristes. Il abrite le Collège d’Europe, vénérable institution qui forme l’élite de la fonction publique européenne depuis 1949. Nous sommes au cœur de Bruges, à mi-chemin entre le beffroi et le béguinage qui font l’attrait de la cité flamande.
Chaque année, en septembre, plus de 300 étudiants triés sur le volet débarquent pour suivre un programme de dix mois en affaires européennes. Ils ont en moyenne 25 ans, viennent de plus de 50 pays et parlent généralement trois à quatre langues. L’institution propose des cursus spécialisés en droit, sciences politiques, relations internationales et économie, ainsi qu’un programme interdisciplinaire dispensé sur un autre campus, près de Varsovie. Parmi les alumni célèbres figure l’ex-première ministre danoise Helle Thorning-Schmidt.
Le secrétaire d’Etat suisse aux Affaires étrangères Yves Rossier y a également usé ses fonds de pantalons il y a trente ans. Il avait alors obtenu une bourse de la Confédération pour étudier à Bruges. «Sans cela, je n’aurais pas pu faire cette formation», explique l’intéressé. Qui n’a eu aucun mal à décrocher l’enveloppe: «Nous étions deux candidats pour deux bourses!» La concurrence n’est pas beaucoup plus marquée aujourd’hui: le Secrétariat d’Etat à la formation, à la recherche et à l’innovation (SEFRI) met au concours quatre bourses par année, pour lesquelles il reçoit en général «une petite dizaine de candidatures». «Nous faisons la promotion de nos bourses, mais nous ne nous attendons pas à recevoir énormément de demandes car il s’agit d’un master très spécifique», précise Muriel Meister-Gampert du SEFRI.
Un réseau de 10’000 actifs
Les candidats sont en général des étudiants suisses qui viennent d’obtenir un master et veulent compléter leur formation. Ils sont sélectionnés sur dossier et entretien, en fonction de deux critères principaux: leurs résultats académiques et leur motivation. Chaque élu part pour Bruges (ou Varsovie) avec une enveloppe de 24’000 euros, qui couvre les frais d’étude, de nourriture et d’hébergement en résidence. Berne encourage ainsi la participation à un programme réputé excellent. Mais pas seulement pour la qualité de ses cours. «Ce qui différencie le Collège d’Europe d’autres instituts, c’est aussi son réseau», poursuit Muriel Meister-Gampert. Il faut dire que l’alumnus suisse, en plus des étudiants de sa volée, a un accès privilégié aux 10’000 anciens du Collège actifs en Europe et dans le monde.
C’est un courriel envoyé par l’un d’entre eux qui a permis à Joaquin de Santos Barbosa de trouver un emploi peu après l’obtention de son master à Bruges en 2010. Le Lausannois, 30 ans aujourd’hui, a travaillé pendant cinq ans dans les relations publiques de Novartis à Bruxelles. Il confirme que l’expérience brugeoise lui a été précieuse au quotidien: «Il y a tellement d’alumni du Collège à Bruxelles que j’en rencontre régulièrement par hasard. Quand nous nous apercevons que nous avons cela en commun, il y a immédiatement un lien de confiance qui se crée, ce qui facilite les contacts.» Et l’accès à certaines informations d’initiés, dont sont si friands les représentants d’intérêts (publics ou privés) qui gravitent autour des institutions de l’Union européenne (UE).
Un lieu de débats
Une aubaine pour les Suisses amenés à défendre les intérêts du pays à Bruxelles? A l’heure où l’avenir de la voie bilatérale est plus incertain que jamais, le networking apparaît comme un enjeu majeur. Les praticiens des relations Suisse-UE passés par Bruges le confirment: Berne n’a pas investi dans leur bourse à fonds perdu (lire les témoignages en encadrés). «La diplomatie suisse aurait d’ailleurs tout intérêt à se montrer davantage au Collège d’Europe, suggère Cenni Najy, chercheur en relations Suisse-UE au think tank Foraus et à l’Université de Genève. En soutenant des événements organisés par les Suisses du Collège, nos diplomates ont la possibilité d’expliquer la politique européenne helvétique aux futurs décideurs de l’UE. Les anciens de Bruges sont surreprésentés dans les étages supérieurs de la Commission, et ce sont des postes qui comptent.»
Pour les étudiants suisses, l’apport du Collège ne se limite de loin pas au réseau, ajoute Cenni Najy, lui-même alumnus: «C’est une formation qui permet d’observer de près comment la machine européenne fonctionne.» Quitte à perdre son sens critique? C’est le reproche qui revient à propos du Collège d’Europe, accusé par ses détracteurs d’épouser une vision centralisatrice de l’UE et de la transmettre. Un mauvais procès, selon le chercheur genevois: «La direction que doit prendre la construction européenne fait l’objet de vifs débats à Bruges.»
Pour Marie Jeanne dos Santos, de l’Association des anciens du Collège d’Europe, cette expérience crée bel et bien des références communes, mais elles ont surtout trait au «vivre ensemble». «Pendant son année au Collège, chacun peut constater qu’il a finalement les mêmes attentes et les mêmes préoccupations que ses pairs, quelle que soit sa trajectoire personnelle. On réalise vraiment que les différences culturelles ne sont pas un obstacle à la communication.» Si les praticiens des relations Suisse-UE commencent par se côtoyer à Bruges, c’est un constat de bon augure.
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ENCADRES
Ce qu’ils retirent du Collège d’Europe
Philipp Metzger: «Des échanges facilités à Bruxelles»
Directeur de l’Office fédéral de la communication (OFCOM)
Promotion Stefan Zweig, 1993-94
Quand Philipp Metzger étudie à l’Université de Berne, à la fin des années 1980, le droit européen n’y est pas enseigné. Mais le sujet est omniprésent dans le débat suisse: on est à la veille du vote populaire sur l’Espace économique européen (EEE). Le futur directeur de l’Office fédéral de la communication (OFCOM) découvre alors l’existence du Collège d’Europe. «J’étais intéressé par les cours, mais aussi par l’expérience interculturelle qu’il offrait», raconte le haut fonctionnaire. Il obtient une bourse partielle pour le programme interdisciplinaire du Collège.
Philipp Metzger ne regrette aucunement son choix. «Il s’agit d’une formation extrêmement utile, notamment pour un fonctionnaire suisse. Je suis convaincu qu’elle permet de mieux défendre les intérêts du pays.» En dotant le futur commis de l’Etat d’une connaissance approfondie des rouages communautaires, mais aussi d’un réseau précieux, tant au sein des institutions de l’UE que du secteur privé, souligne le directeur de l’OFCOM.
Exemple pratique: «Dans le domaine des télécoms, la Suisse et l’UE n’ont pas d’accord bilatéral mais entretiennent des échanges informels. Ce dialogue est plus facile si l’on a des contacts à Bruxelles. Il permet d’anticiper certaines évolutions, par exemple en matière de frais d’itinérance.» Il se trouve que l’homologue de Philipp Metzger à la Commission européenne est également un ancien du Collège. «Quand votre interlocuteur sait que vous êtes aussi passé par là, il sait que vous comprenez la mécanique. Cela facilite grandement l’entrée en matière.»
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Yves Rossier: «Une excellente formation et un mariage»
Secrétaire d’Etat aux affaires étrangères
Promotion Christophe Colomb, 1985-86
Le Collège d’Europe a-t-il été pour quelque chose dans l’une des réussites diplomatiques d’Yves Rossier? En 2013, le secrétaire d’Etat était parvenu à débloquer le dossier institutionnel – vieille pierre d’achoppement entre Berne et Bruxelles – en trouvant un terrain de négociations avec le représentant de l’UE, David O’Sullivan. Les observateurs n’avaient alors pas manqué de relever que les deux hommes, dont la proximité était manifeste, étaient des anciens de Bruges…
«Il ne faut pas chercher un lien de causalité direct, c’est impossible à établir, commente aujourd’hui Yves Rossier. Le fait d’être allé à Bruges a peut-être facilité le contact, mais plus encore, c’est sans doute le fait d’avoir eu envie d’y aller qui nous a rapprochés.» Cette envie, le Fribourgeois l’a vue naître au contact du professeur Henri Rieben, ancien président de la Fondation Jean Monnet pour l’Europe. «Et je ne regrette pas d’être allé au Collège, ne serait-ce que parce que j’y ai rencontré celle qui allait devenir ma femme!»
Le secrétaire d’Etat se souvient d’une année «très intense, à tous points de vue, parce que l’on est complètement voué à cette vie-là. On est totalement disponible aux autres et à l’enseignement. C’était une excellente formation, dispensée par des professeurs invités dont la stature m’impressionnait. Et la vie en résidence, avec des gens de tous les horizons, représente une expérience particulière. On en garde forcément quelque chose.»
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Jean Russotto: «L’apprentissage de la langue de l’UE»
Avocat d’affaires suisse établi à Bruxelles
Promotion Thomas Paine, 1963-64
Quand Jean Russotto entre au Collège d’Europe, en 1963, le marché commun n’en est qu’à ses balbutiements. Et la Suisse n’a pas encore d’accord de libre-échange avec la Communauté économique européenne (CEE). Le Vaudois vient d’achever ses études de droit à Lausanne et «s’éveille à la vie internationale». A Bruges, seul Suisse parmi 50 étudiants, il se découvre «un vrai intérêt pour l’Europe». Cette passion ne le lâchera plus.
Etabli à Bruxelles depuis plus de 40 ans, Jean Russotto y officie aujourd’hui encore comme avocat d’affaires. Il a représenté des multinationales et des banques suisses, et passe pour un fin connaisseur du dossier bilatéral. A Bruges, il dit avoir appris «la langue des institutions européennes». «Cela permet d’utiliser et de comprendre les mêmes termes que nos pairs, et d’avoir les mêmes références qu’eux, parce que l’on est animé de connaissances et d’un esprit communautaires. Je ne parle pas d’une allégeance servile à la cause des interlocuteurs, on n’est pas forcément d’accord avec eux. Mais on sera davantage et souvent écouté.»
Ces références, l’étudiant les acquiert «indiciblement» durant son année au Collège, insiste Jean Russotto. «Nous arrivons tous à Bruges avec des préjugés: l’Europe est bureaucratique, peu démocratique, incapable de gérer les crises… Puis l’on découvre la réalité, enseignée par des gens compétents. On échange avec ses camarades, on se côtoie du matin au soir. Par la force des choses, cela transforme chacun en connaisseur de la construction européenne et de sa réalité, à tous niveaux.»
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Une version de cet article est parue dans le magazine L’Hebdo.