KAPITAL

«L’économie doit retrouver son indépendance, notamment vis-à-vis de l’énergie»

Face à l’inflation et les conflits géopolitiques, l’économie internationale bouleversée doit décider de ses aspirations. De la mondialisation sélective aux enjeux environnementaux, le professeur d’économie politique à l’IMD David Bach analyse les multiples facettes du nouvel ordre économique mondial.

Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans PME Magazine.

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«L’économie mondiale constitue une machine bien plus délicate que nous ne le pensions: la faire redémarrer se révèle difficile.» David Bach est professeur d’économie politique à l’IMD (International Institute for Management Development) de Lausanne. Spécialiste des questions de mondialisation, il a remporté en 2018 le prix «Ideas Worth Teaching Award» de l’Aspen Institute. Anciennement vice-doyen de la Yale School of management aux États-Unis, David Bach occupe désormais depuis 2021 la fonction de doyen de l’innovation et des programmes de l’IMD. Il livre son analyse des défis futurs de l’économie internationale.

En quoi l’économie mondiale a-t-elle changé ces dernières années?

David Bach: La mutation la plus importante est le retour de l’inflation à un taux particulièrement élevé, partout dans le monde. Elle s’élève à environ 9% aux États-Unis, à 7,5% en Allemagne et même à presque 80% en Turquie. En Suisse, elle reste contenue aux alentours des 4%, grâce à la force du franc. Néanmoins, les prix des biens deviennent plus élevés dans d’autres parties du monde, l’impact est donc global.

Qu’est-ce qui a provoqué cette inflation?

Les économistes ne sont pas toujours d’accord sur ce point, mais on constate une combinaison de plusieurs facteurs. Premièrement, la pandémie de Covid a affaibli les réserves des États. Les gouvernements ont dû injecter beaucoup d’argent, surtout en 2020 et dans une moindre mesure en 2021, pour maintenir l’économie à flot pendant la pandémie. Il y a donc eu de nombreuses subventions d’aide pour éponger les effets de cette crise, ce qui a affaibli financièrement les pays.

Deuxièmement, les perturbations majeures dans les chaînes d’approvisionnement ont ralenti les productions et les livraisons. Ces problèmes se retrouvent également dans le secteur tertiaire. Les changements dans le marché de l’emploi ont rendu difficile de trouver les bonnes personnes avec les bonnes compétences et les bonnes ressources au bon endroit et au bon moment. Tout cela conduit à la pénurie de main d’œuvre, et donc de services, comme actuellement dans les aéroports ou dans les secteurs de la restauration et de l’hôtellerie.

Enfin, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a provoqué une explosion du coût des matières premières, en particulier de l’énergie mais aussi des denrées alimentaires. Ces facteurs jouent un rôle disproportionné dans la sensation d’inflation. En effet, si l’inflation peut se mesurer avec précision quantitativement, c’est en réalité avant tout un phénomène ressenti par la population: “Les prix vont-ils continuer d’augmenter? Pourrai-je toujours acheter tel ou tel produit?”.

L’inflation va-t-elle durer?

Pour la plupart des ménages, plus de 50% de l’inflation des prix qu’ils subissent provient de l’énergie et de l’alimentation. À terme, cette situation devrait se résorber: les chaînes d’approvisionnement vont reprendre leur fonctionnement, les États vont diversifier leurs sources énergétiques et trouver des substituts. Le problème est qu’entre-temps, les prix vont rester élevés. Les syndicats vont donc probablement exiger des salaires plus élevés, comme en Allemagne où ils ont demandé une augmentation de 8% des salaires pour équilibrer le pouvoir d’achat face au renchérissement. Or si ces augmentations aboutissent, l’entreprise aura des coûts plus élevés et devra à nouveau augmenter les prix. Et à ce moment-là, ce qui était une inflation temporaire principalement due à l’énergie et aux matières premières devient beaucoup plus proche d’une inflation « de base ».

Quelles solutions se présentent pour contrôler cette inflation?

Tout d’abord les banques centrales doivent relever les taux d’intérêts (ndlr: l’augmentation des taux d’intérêt entraîne une hausse des coûts d’emprunt et donc favorise l’épargne tout en freinant des dépenses, ce qui peut diminuer l’inflation). Il faut espérer que cette hausse sera suffisamment crédible. Les banques centrales doivent montrer clairement qu’elles ont la volonté et les capacités de faire baisser l’inflation pour garder la confiance des investisseurs et des consommateurs. Deuxièmement, il faut continuer de travailler à la résolution des problèmes de la chaîne d’approvisionnement, et il s’agit en grande partie de défis opérationnels dans les ports, les usines, les transports, etc. Enfin, nous devons rapidement trouver des substituts aux produits de base devenus plus chers à cause de la guerre. Cela implique de trouver et de développer des sources alternatives d’énergie, de céréales, etc. Même si ces initiatives ne combleront pas immédiatement les manques actuels, elles permettront de tendre vers une plus grande autonomie tout en privant la Russie d’une partie des ressources économiques qu’elle consacre à la guerre.

La secrétaire américaine au Trésor, Janet Yellen, a utilisé le terme “friend-shoring”, c’est-à-dire une mondialisation sélective avec des pays amis. Est-ce l’avenir de l’économie?

Les entreprises doivent accorder plus d’attention à la politique et aux relations internationales qu’auparavant. Jusqu’à présent, nous avions la délocalisation: l’objectif était de produire à l’étranger parce que les prix y étaient largement moins élevés qu’à domicile. Mais la pandémie a rendu les entreprises plus conscientes de la vulnérabilité de leurs chaînes d’approvisionnement. Elles cherchent donc aujourd’hui à se diversifier. La question reste de savoir où aller. Il faut alors prendre en compte les tensions géopolitiques omniprésentes. Acceptez-vous d’être dépendant de la Russie ou de la Chine, à des prix attractifs, malgré leurs comportements hostiles? Ou essayez-vous de réduire votre dépendance en vous installant dans des pays où les relations entre les gouvernements sont amicales?

Le friend-shoring, ou mondialisation sélective, est considéré comme une alternative à la relocalisation. Ramener toutes les productions au niveau national serait compliqué et infructueux. La différence se fera donc surtout avec le choix des pays. Une entreprise qui veut externaliser en Asie ou en Amérique du Sud va désormais plutôt sélectionner un pays politiquement stable, avec qui les relations diplomatiques sont au beau fixe, de sorte à éviter les conflits commerciaux et les pressions politiques.

La mondialisation sélective est donc plus réaliste que la relocalisation?

Oui, parce qu’il y a des raisons convaincantes pour lesquelles les entreprises ont délocalisé leurs opérations en premier lieu. Elles cherchaient à réduire les coûts, mais pas seulement ceux de la main-d’œuvre. L’objectif consistait aussi à rapprocher les lieux de production des marchés cibles. Une entreprise suisse peut par exemple vendre principalement en Chine ou aux États-Unis, et avoir donc intérêt à installer une partie de sa production dans cette région plutôt qu’en Suisse, par exemple au Mexique ou en Thaïlande.

Quelles sont les opportunités pour l’économie suisse dans ce nouveau contexte?

La Suisse est une économie très compétitive, avec des entreprises particulièrement innovantes et de premier plan au niveau mondial. C’est un atout dans une période de turbulence qui nécessite des ajustements rapides. La «valeur de marque» du pays est également élevée. Dans un environnement politiquement plus tendu, la neutralité traditionnelle de la Suisse est un autre atout. Toutefois, comme l’a démontré le conflit en Ukraine, il est de plus en plus difficile de rester neutre. De nombreux citoyens suisses attendent ainsi de leurs entreprises nationales qu’elles commercent au niveau mondial sur la base d’un engagement ferme en faveur des droits de l’homme, de la durabilité environnementale et de la bonne gouvernance. Celles qui le font déjà devraient donc être bien positionnées économiquement.

En juillet, le président américain Joe Biden a rencontré le prince saoudien Mohammed ben Salmane pour discuter d’approvisionnement en matière de pétrole. Que pensez-vous de cette rencontre?

Même si ce n’est pas l’alternative parfaite, je crois que Joe Biden a raison d’essayer de réduire sa dépendance énergétique à la Russie. C’est probablement le seul moyen de stopper la guerre. Les États-Unis craignent que les pays européens manquent d’énergie cet hiver et que, face au froid, ils finissent par agiter le drapeau blanc à la Russie, abandonnant l’Ukraine. Joe Biden fait donc ce qu’il peut pour trouver d’autres sources de pétrole et de gaz afin de faire baisser les prix, y compris en faisant une chose qu’il n’aurait pas faite autrement, à savoir se rendre en Arabie Saoudite.

En outre, Joe Biden doit faire face à l’élection de mi-mandat en novembre. Et nous savons que les prix élevés du gaz sont fortement corrélés à la perception globale de l’économie par la population, ce qui évidemment impactera le résultat des votes. Si le prix de l’essence reste très élevé, il sera plus difficile pour son parti d’avoir du succès. Ainsi les États-Unis (mais aussi l’Espagne) réduisent les prix en suspendant les taxes sur l’essence, même si ces mesures vont à l’encontre de l’agenda écologique.

L’écologie passe donc au second plan?

Oui, malheureusement. Avant la pandémie, les États avaient entamé une refonte du capitalisme pour qu’il soit plus durable, notamment par les engagements pris avec l’accord de Paris. Ils ont investi dans les nouvelles technologies, ont affirmé leur volonté d’indépendance vis-à-vis des combustibles fossiles, les entreprises ont commencé à décarboner leurs activités. En outre, une prise de conscience générale de ce que doit être une «croissance juste» s’impose progressivement dans la population.

Néanmoins, les considérations de sécurité nationales deviennent de plus en plus importantes et entrent en concurrence avec les objectifs de durabilité. L’Allemagne offre un exemple saillant: le ministre de l’économie Robert Habeck, membre du parti Vert, a désormais préconisé de s’appuyer davantage sur les centrales à charbon pour réduire la dépendance au gaz russe. Dans une période où nous devons impérativement nous tourner vers des alternatives propres, les problèmes géopolitiques sont omniprésents.

L’énergie nucléaire est-elle une bonne alternative énergétique?

J’avais 11 ans en Allemagne lorsque la catastrophe de Tchernobyl a eu lieu, et je me souviens que je ne pouvais pas jouer dehors lorsqu’il pleuvait dans les semaines qui ont suivies. Cette expérience personnelle et le débat qui a suivi sur la sécurité nucléaire ont certainement façonné ma pensée. Je comprends donc les préoccupations à l’égard de l’énergie nucléaire et je pense qu’elles sont légitimes. Cependant, il est clair que le nucléaire peut et doit jouer un rôle important dans la transition vers un avenir sans carbone et entièrement renouvelable. Les pays comme la Suisse, qui disposent d’une énergie nucléaire avancée, devraient l’utiliser et des pays comme l’Allemagne devraient ralentir leurs plans de sortie du nucléaire dans le contexte actuel. Néanmoins, je considère l’énergie nucléaire comme une technologie de transition, et non comme une alternative à long terme aux énergies renouvelables.

L’ère de la croissance à tout prix est-elle révolue?

S’il ne s’agissait que de capitalisme, les entreprises et les États iraient vers la source la moins chère, sans se soucier des conséquences environnementales ou des aspects de sécurité nationale. Hors, ce n’est plus vraiment le cas aujourd’hui. La pandémie, puis le conflit en Ukraine, ont eu pour effet de mettre d’autres questions à l’ordre du jour. Comment faire face à un monde où, apparemment, il est envisageable d’envoyer son armée dans un pays voisin, déstabilisant ainsi l’économie mondiale? Il y a maintenant une tension entre la volonté d’aller vers une croissance plus durable et plus inclusive, mais aussi la volonté de trouver un modèle qui assure la sécurité nationale et la stabilité économique.

Comparativement à d’autres époques, sommes-nous dans une période économiquement favorable?

Pas vraiment. Les incertitudes géopolitiques, les conflits militaires en Ukraine et économiques entre les États-Unis et la Chine, l’inflation croissante et les craintes sanitaires fragilisent l’édifice. Au moment où la coopération mondiale est plus importante que jamais, notamment pour les questions de santé publique et de protection de l’environnement, les pays sont en défiance. Cependant, si l’on regarde l’histoire plus largement, l’économie mondiale aujourd’hui est bien meilleure qu’auparavant. Mais nous sommes dans une situation dangereuse qui pourrait s’aggraver: si l’inflation n’est pas contrôlée, elle pourrait perdurer à long terme, ce qui in fine augmenterait le chômage, les tensions sociales et rendrait encore plus difficile les évolutions sur les questions climatiques et sanitaires.

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Bio express:

1975 : Naissance en Allemagne

2004: Études à l’Université de Yale, puis doctorat en sciences politiques à l’Université de Californie, Berkeley (États-Unis)

2012: Doyen adjoint de la Yale School of Management (États-Unis)

2018: A remporté le prix «Ideas Worth Teaching Award» de l’Aspen Institute pour son cours «The End of Globalization?».

2020: Professeur à l’IMD

2021: Doyen de l’innovation et des programmes à l’IMD