En une dizaine d’années, les romans noirs des pays nordiques se sont imposés bien au-delà de leurs frontières. Ce succès donne une nouvelle visibilité à la région, et un souffle inattendu au secteur du tourisme.
A la librairie Pocket Shop, au centre de Stockholm, un présentoir met en avant les dix fictions les plus vendues du moment. Une bonne moitié d’entre elles se démarquent par leurs couvertures sombres aux motifs torturés: le polar, genre roi de la littérature scandinave, tient le haut du pavé. Des auteurs montants, comme Jens Lapidus ou Lars Kepler, côtoient l’écrivain norvégien Jo Nesbo, une des stars du registre. En quelques années, les romans policiers nordiques ont même conquis le reste du monde. «Dans les librairies de nombreux pays, le crime scandinave dispose désormais d’une étagère spécifique», remarque Tove Leffler, rédactrice en chef de la revue suédoise spécialisée dans l’édition «Svensk Bokhandel».
Le succès international des polars scandinaves prend sa source en Suède. Dans les années 1990, les livres de Henning Mankell, qui suivent les investigations de l’inspecteur Kurt Wallander, sont les premiers à s’imposer à l’étranger. Le phénomène se transforme en raz-de-marée une décennie plus tard avec «Millénium» de Stieg Larsson et ses 80 millions d’exemplaires vendus à travers le monde. «Lorsque la trilogie est arrivée en tête des best-sellers en Grande-Bretagne, pratiquement du jamais vu pour un roman policier traduit, tout le monde a soudain réalisé que la littérature suédoise pouvait se vendre à l’étranger, et se vendre bien!» raconte Susanne Widen, de Hedlund Literary Agency, une agence littéraire fondée en 2011 à Stockholm. Entre 2006 et 2010, plus de 3300 titres suédois sont traduits dans d’autres langues.
Chaque pays scandinave dispose de ses auteurs phares. Le trio de tête suédois est complété par Camilla Läckberg. Le Norvégien Jo Nesbo et l’Islandais Arnaldur Indridason séduisent avec leurs enquêteurs aux trajectoires sinueuses. Le Danemark, quant à lui, s’est surtout distingué grâce à sa série télévisée «The Killing», qui dissèque les maux de la société et du monde politique danois. La noirceur représente le principal trait caractéristique de ce genre à part. «Avec leurs grands espaces marqués par le manque de lumière et les longs hivers, les paysages nordiques fascinent, analyse Tove Leffler. Les inspecteurs scandinaves sont souvent des personnages solitaires à la vie privée mouvementée et aux habitudes pas très saines. A l’extrême opposé du commissaire Brunetti, le héros vénitien des romans de Donna Leon, qui passe des heures à table avec sa grande famille!»
Effet boule de neige
Susanne Widen estime que le réalisme et la critique sociale, une autre marque de fabrique des romans nordiques, contribuent aussi à leur popularité à l’étranger. Et l’engouement s’est encore renforcé grâce aux films. La trilogie «Millénium» a été adaptée au cinéma en Suède et aux Etats-Unis. Quant aux enquêtes de l’inspecteur Wallander, elles ont été portées à l’écran entre autres par la BBC, avec le Britannique Kenneth Branagh dans le rôle-titre. En Suède, le succès des auteurs policiers a bouleversé le marché du livre. Norstedts, maison historique fondée en 1823 et éditeur de Stieg Larsson, est sorti grand vainqueur. «Henning Mankell a aussi assuré des revenus confortables à Leopard», souligne Tove Leffler.
Mais toute l’industrie en a profité, ajoute-t-elle. «La tendance a ouvert les yeux des éditeurs étrangers sur d’autres genres littéraires. Personne n’aurait prêté attention au roman de Jonas Jonasson, ’Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire’, si les polars n’avaient pas montré la voie. Or ce livre a rencontré un succès impressionnant, et a à son tour ouvert des portes.»
Cette manne inattendue n’est pourtant pas parvenue à mettre les acteurs du livre suédois totalement à l’abri des remous de leur temps. Maisons d’édition et librairies doivent faire face à la pression de la numérisation du secteur. Le marché subit aussi les répercussions d’une baisse des taxes sur les livres survenue au début des années 2000: la chute des prix pour les consommateurs avait alors entraîné une bulle qui avait éclaté quelques années plus tard. Résultat, les revenus des membres du Swedish Publishers’ Association ont décliné de 20% entre 2009 et 2014.
Tourisme gagnant
L’autre grand gagnant de la tendance est incontestablement le tourisme. A Stockholm, le «Millénium Tour», des visites guidées organisées par le Musée de la ville qui emmènent les visiteurs sur les pas du héros Mikael Blomkvist, sont proposées en 15 langues. «Le but est d’utiliser cette approche pour montrer Stockholm, et ça marche, raconte la guide Carin Christensen. Certains participants viennent de destinations aussi lointaines que l’Australie ou la Corée du Sud. Le succès des romans policiers a mis la Suède sur la carte du monde.» Ystad, la ville où se déroulent les intrigues de Henning Mankell, a vu son chiffre d’affaires touristique progresser de 60% entre 2004 et 2008, indique une étude réalisée par l’Université de Lund.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Swissquote (no 6/2015).