LATITUDES

Mon année sans photo

Comment vit-on sans prendre de photos? Récit d’une mini «détox digitale» menée en 2014.

Fait rarissime, voici un an, j’ai pris une résolution que je suis parvenue à tenir. Ne pas prendre de photos en 2014, m’imposer une mini «détox digitale».

En 2014, 1 000 000 000 000 de photos (une approximation) auraient été prises. 70 millions d’entre elles se sont retrouvées chaque jour sur Instagram et 200 000 chaque minute sur Facebook. L’absence des images que j’aurais prises sans mon «jeûne» ne constitue pas une perte pour l’humanité. Tout preneur de photos n’est pas un artiste!

Un brin de fierté m’envahit à l’idée de ne pas avoir contribué à ce que l’un des derniers propriétaires de magasin de photos en Suisse romande désigne par le vocable repoussant de «diarrhée numérique». Plus distinguée, Delphine Rivier, la directrice du Musée de Pully, parle d’«une boulimie de l’image». Un phénomène qui a fait l’objet de diverses expositions.

Ainsi, en Suisse, «do you speak touriste?», à Pully, a porté un regard plein d’humour sur le mitraillage des photos souvenir. A Moutier, la galerie du Passage a présenté le travail de Gérard Lüthi intitulé «Clic, klick, click, clique…». Le photographe y met en scène la frénésie des photographes amateurs qui capturent à tire-larigot, avec smartphone ou tablette, chaque instant de l’existence. Qu’il est agréable de ne pas s’y reconnaître!

A l’ère argentique, je passais, aux yeux de mon entourage, pour celle qui sortait rarement sans son appareil photo. Le passage à l’ère numérique, d’abord vécu avec enthousiasme, a laissé place à une désillusion. Dépassée, submergée par les photos dont j’allais m’occuper demain, j’ai commencé à souffrir de cette procrastination et décidé de ne plus alimenter la source du problème en abandonnant les «clics». Une solution radicale pour me donner le temps de réfléchir à un nouveau rapport à la capture d’images.

Une expérience allégrement menée. Pas de frustration, mais un vécu plus intense. Rien entre le sportif admiré, mon chanteur préféré, le paysage sublime, le lever de lune et moi. Un rapport direct dont j’avais oublié la nature en glissant un intermédiaire, un écran, pensant pouvoir revivre ces moments uniques. «Quel plaisir j’aurai à revoir les images de ce concert, tranquillement chez moi!» Une promesse rarement concrétisée.

A l’avenir, je n’irai pas rechercher les images enregistrées durant l’année écoulée dans le «cloud», sur une clé USB ou sur un disque dur mais en activant mes connexions neuronales. Exemple, ce coucher de soleil en mer du Nord n’est pas qu’une image. Mes sens, disponibles, ont capté la température, le léger souffle d’air dans mes cheveux, l’odeur de la végétation environnante, les cris des oiseaux. Si je l’avais cadré – originalement, bien entendu – toute ma concentration visuelle se serait faite au détriment de l’ouïe, de l’odorat et du toucher.

En ne chargeant pas la mémoire numérique de mon appareil, c’est ma mémoire que j’ai eu l’impression de booster. En cours d’année, j’ai pris connaissance d’un travail scientifique qui confirme cette intuition. Prendre des photos ne serait pas une bonne idée pour se construire des souvenirs, ce serait même nocif pour la mémoire, selon Linda Henkel de l’Université de Fairfield aux USA. Un constat tiré de tests menés auprès de visiteurs d’un musée des Beaux-Arts. Certains étaient équipés d’appareils de photo, d’autres pas. Au lendemain de leur visite, ils ont été interrogés sur les œuvres qu’ils avaient vues. Les résultats ont montré une difficulté accrue de mémorisation lorsqu’une œuvre avait été photographiée et non observée.

«On appelle cela le phénomène de dépréciation. La mémoire ne joue plus son rôle car on se sert de l’appareil photo ou du smartphone comme d’une béquille pour qu’il se souvienne des objets ou des événements à notre place», commente l’auteure de l’étude. «La technologie ne nous prive-t-elle pas de souvenirs en nous permettant d’en stocker autant?», s’interroge-t-elle dans sa conclusion.

N’oublions pas qu’avec les réseaux sociaux l’usage de la caméra ne se limite plus à enregistrer des souvenirs mais est devenu, prioritairement, un moyen de communication. Dès lors, qu’importe la mémoire, seul compte le partage de l’actualité!

Et en 2015? Je vais récidiver. Mais je souhaiterais non seulement ne plus prendre de photos mais aussi ne plus recevoir de photos de chats, de chiens, de plats cuisinés et de couchers de soleil.