KAPITAL

Au secours, on a volé le nom de ma marque!

Pour une entreprise, mieux vaut protéger soigneusement ses signes distinctifs afin d’éviter les conflits et les longues batailles juridiques. Exemples.

«Je n’imaginais pas que quelqu’un allait choisir le même nom que nous!» Cet entrepreneur genevois ne décolère pas. Fin 2013, il se lance dans un nouveau secteur et ouvre une première boutique de détail au bout du Léman. Six mois plus tard, stupeur: un magasin concurrent ouvre dans un autre quartier du centre-ville, avec le même nom. Pire, la désignation a été inscrite au Registre du commerce et déposée en tant que marque, démarches que le patron n’avait pas encore accomplies… «Je pensais que ce n’était pas urgent. Des noms, il y en a tellement.» Hélas pour lui, il s’est fait prendre de vitesse. Une bataille juridique est en cours pour savoir qui devra abandonner sa dénomination, raison pour laquelle cet entrepreneur a tenu à conserver l’anonymat.

Ce cas illustre les problèmes auxquels peuvent être confrontées les PME qui n’accordent pas assez d’importance à la protection des signes distinctifs de leur société. La première étape consiste à s’inscrire au Registre du commerce (RC). Seulement, des milliers d’entreprises contournent ce qui constitue pourtant une obligation, selon Nicholas Turin, directeur de l’Office fédéral du registre du commerce (OFRC). «Si une société n’est pas enregistrée, elle aura des difficultés à faire établir son antériorité.» En cas de non-inscription au RC, l’entrepreneur qui se dit lésé devra fournir des justificatifs pour prouver que sa boutique existait avant l’apparition de son rival.

Le Registre du commerce garantit l’exclusivité de l’identité des entreprises et la protection couvre toute la Suisse, indépendamment du secteur d’activité et du canton d’inscription. Ce sera également bientôt le cas pour les sociétés de personnes, à l’exception des indépendants, et celles en commandite par actions (voir ci-dessous). Si l’index en ligne Zefix permet de vérifier la disponibilité d’une appellation, il est conseillé de solliciter auprès du service Regix de l’OFRC une recherche approfondie, facturée 40 francs par désignation, afin d’éviter de choisir un nom trop similaire à celui d’un concurrent.

L’enregistrement au RC ne préserve cependant que de manière limitée contre l’utilisation d’une raison de commerce par d’autres entreprises pour désigner leurs produits ou services. Des litiges peuvent surtout subvenir entre des raisons de commerce et des marques. La société genevoise Bibarium, spécialisée dans le vin en cubitainer et également bar à vins, en a fait la douloureuse expérience. Elle s’appelait auparavant Château Carton. En 2009, ses propriétaires ont décidé de changer de nom après qu’une autre entreprise, Cavino, également active dans les fontaines à vin, ait déposé la marque Château Carton.

«Nous avons racheté Château Carton en 2005, raconte Marc Sarrazin, l’un des associés de Bibarium. La société était bien inscrite au RC et nous possédions aussi le nom de domaine. En revanche, la marque n’était pas déposée. Et ça, nous ne le savions pas. Quand nous avons voulu développer nos activités à l’international, nous avons appris que la marque avait déjà été déposée.» Résignés, les jeunes patrons renoncent à se battre. Les conséquences sur la marche des affaires ont-elles été négatives? «Imposer un nouveau nom coûte cher en communication et prend du temps, comme l’illustre le cas de Manor, que les Romands continuent d’appeler Placette…»

Pour se prémunir d’une telle mésaventure, il est fortement conseillé de déposer sa raison de commerce en tant que marque. On entre ici dans le champ de la propriété intellectuelle. Contrairement aux raisons de commerce, une marque n’est jamais protégée de manière absolue. A l’entrepreneur de décider s’il veut une protection nationale, internationale et pour quelle classe de produits ou services. En principe, il n’est possible de déposer une marque que dans le secteur dans lequel l’entreprise est active.

On retrouve ainsi des noms de marques identiques dans des domaines différents. A l’exemple d’Omega qui est une marque de montre et aussi d’agrafes de bureau. Un conflit peut survenir entre des marques semblables si elles sont enregistrées pour des produits et services identiques ou similaires. Seulement, la limite est parfois floue. Un exemple emblématique a opposé les deux sociétés d’informatique américaines Apple et Cisco en 2007. Noeud du litige: l’utilisation du nom «iPhone». Cisco, qui le détient depuis 2000, l’a utilisé dès décembre 2006 pour des téléphones VoIP. En 2007, Apple sort son fameux téléphone portable. Cisco dépose immédiatement plainte. Réponse d’Apple: «nous sommes les premiers à utiliser le nom iPhone pour un téléphone mobile. Si Cisco veut nous défier sur ce terrain, nous sommes sûrs de l’emporter.» Un accord a été conclu pour que les deux groupes puissent utiliser la marque.

«Mille constellations possibles»

Hormis le nom en tant que marque, on peut aussi déposer les signes graphiques qui distinguent des produits et services: combinaisons de lettres (BP, ABB…), chiffres, logos, etc. En revanche, il n’est pas possible de protéger des appellations génériques, comme «ordinateur» pour une marque de PC. Enfin, les noms de domaine, qui sont des signes distinctifs au même titre que les raisons de commerce et les marques, peuvent également être déposés. Les sources potentielles de conflit sont donc innombrables: «Les collisions peuvent exister au sein des catégories ou entre les catégories, indique Nicholas Turin. Il y a mille constellations possibles.»

En cas de litige, c’est souvent la loi sur la concurrence déloyale et celle sur la protection des marques qui s’appliquent. «La grande question est combien les entreprises sont prêtes à allouer pour défendre leurs intérêts, explique Raphaël Reinhardt, avocat spécialisé en droit commercial et cofondateur de la société de soutien juridique Ma-société.ch. Les tarifs de l’inscription au RC ne sont pas très élevés (plusieurs centaines de francs en fonction de la forme juridique choisie, ndlr). Les coûts grimpent vraiment lorsque l’on veut enregistrer sa marque et jouir d’une protection internationale.»

La taxe de dépôt d’une marque en Suisse pour une durée de dix ans revient à 550 francs. La protection est renouvelable indéfiniment de dix ans en dix ans, pour un coût de 700 francs. Ensuite, les tarifs peuvent vite atteindre plusieurs milliers de francs si l’on souhaite faire protéger une marque dans plusieurs pays et pour plusieurs classes de produits ou services.

«Il faut effectuer le calcul coût-bénéfice en se demandant ce qu’il est nécessaire de protéger ou non, résume Hansueli Stamm, coordinateur du projet PME-Pi. Ce qui peut vraiment revenir cher, c’est de se retrouver au tribunal.» Les entreprises sont-elles assez informées? Rarement. Marc Sarrazin l’admet: «Lorsque nous avons racheté Château Carton en 2005, nous étions âgés de vingt ans et nous n’y connaissions rien.»
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Vers une harmonisation des raisons de commerce

L’ensemble des sociétés inscrites au Registre du commerce sera bientôt assujetti aux mêmes règles en ce qui concerne la formation des raisons de commerce.

Toutes les dénominations contiendront à l’avenir un noyau qui pourra être formé librement et qui sera complété par l’indication de la forme juridique. Une modification du Code des obligations a été mise en consultation par le Conseil fédéral au début de l’année. L’objectif majeur du projet est de faciliter la succession des entreprises individuelles et des sociétés en nom collectif, en commandite et en commandite par actions. Elles pourront maintenir leur raison de commerce inchangée aussi longtemps qu’elles le souhaitent, même en cas de changement d’associé ou de forme juridique, ce qui n’était pas le cas jusqu’à présent.

De plus, l’exclusivité de la raison de commerce des sociétés de personnes et des sociétés en commandite par actions s’étendra désormais à l’ensemble de la Suisse. Le droit des raisons de commerce n’a pratiquement pas changé depuis une centaine d’années.

Néanmoins, les normes relatives à la formation des raisons de commerce des sociétés anonymes, des sociétés à responsabilité limitée et des sociétés coopératives avaient déjà été uniformisées et simplifiées dans le cadre d’une révision, entrée en vigueur le 1er janvier 2008. Les entreprises individuelles (indépendants), quant à elles, ne sont pas entièrement concernées par la réforme en cours: elles resteront soumises à des règles particulières.
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.