LATITUDES

Des animaux jugés au tribunal

Au Moyen Âge, d’étranges procès se tenaient à Lausanne : sur le banc des accusés, on trouvait des vers, des rongeurs, des sauterelles, parfois même des sangsues.

Comment lutter contre les infestations qui ravagent les champs quand aucun moyen chimique n’existe ? Au Moyen Âge, le seul espoir de venir à bout des nuisibles provoquant disettes et famines était placé dans l’Église. Ainsi sont apparus les procès ecclésiastiques d’animaux ayant pour but de les faire déguerpir. «Si l’usage d’excommunier des animaux nuisibles est attesté dans la littérature religieuse dès les XIIe/XIIIe siècles, la première mention d’un procès ecclésiastique d’animaux, en l’occurrence des sauterelles, remonte au milieu du XIVe siècle, dans le Tyrol. La pratique est ensuite attestée dans le centre de l’Europe et dans l’Arc alpin. En Suisse, on trouve ces procès dans le diocèse de Lausanne (couvrant à l’époque les actuels cantons de Fribourg, de Neuchâtel et une grande partie de ceux de Vaud et Berne, ndlr), en Valais et dans les Grisons», explique Catherine Chêne, historienne à l’Université de Lausanne et auteure de Juger les vers, l’une des rares monographies sur le sujet. L’accusé vedette de ces procès était le hanneton, dont les larves rongeaient les racines : «Ce fléau a dévasté la Suisse jusqu’au XIXe siècle», rappelle-t-elle.

Le premier document conservé détaillant un procès d’animaux en Europe date du 24 mars 1452. Il concerne un jugement rendu à Lausanne : Jean André, l’official du diocèse, y explique longuement comment appliquer «la malédiction aux sangsues attaquant les poissons et contre tous les vers terrestres ou aquatiques, les souris, les sauterelles, les papillons et les autres animaux qui dévastent les fruits de la terre et les poissons».

Défendus par un avocat

Dans le diocèse, on sait que des représentants des animaux incriminés (soit des sangsues) avaient été amenés au tribunal, puis tués à la fin du procès. Mais le plus souvent, ils étaient représentés par un avocat, ces actions en justice respectant scrupuleusement le droit. Mais les dés étaient pipés : les avocats des insectes et autres indésirables avaient beau plaider que ces derniers ne faisaient que se nourrir, leurs «clients» étaient toujours reconnus coupables d’occuper les terres réservées aux hommes et condamnés à l’excommunication. «À travers ces procès, on sent une nécessité de rappeler l’ordre de la création, car on considérait qu’une place avait été attribuée à chaque espèce par Dieu, précise Catherine Chêne. Les animaux étaient placés plus bas que l’homme et soumis à lui, mais ils avaient leur place. En affirmant le droit de l’homme sur la nature, on justifiait sa volonté de se débarrasser d’eux.»

À l’issue de ces procès relativement longs, le curé prononçait dans les champs la formule d’excommunication fournie par l’évêque. Puis on attendait. «On a connaissance d’un cas à Berne où les hannetons avaient disparu. Mais ce sont des animaux cycliques : ils disparaissent après trois ans», souligne l’historienne. Parfois, un second procès était intenté à la vermine qui n’avait pas obtempéré. À Lausanne, ces jugements prirent fin avec l’interdiction du culte catholique suite à l’annexion du canton de Vaud par Berne en 1536. Mais on trouve, à Fribourg par exemple, des traces d’excommunications prononcées dans les champs jusqu’à la fin du XVIIe siècle.

Des cochons jetés en prison

Les parasites n’étaient pas les seuls animaux jugés en Europe. Cochons, chiens, chevaux, coqs ou encore vaches pouvaient comparaître devant un tribunal, mais laïque cette fois, pour répondre de dommages ou d’accidents qu’ils auraient causés. Le cas le plus connu est celui de la truie de Falaise, en France, accusée d’avoir tué un enfant. Incarcérée comme un être humain, jugée et condamnée, elle fut pendue en public. «On a retrouvé le cas d’un cochon jugé en Valais au XVe siècle. Dans le diocèse de Lausanne, aucun document signalé dans les archives judiciaires n’en parle, mais on peut supposer qu’il y en a eu également.»

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Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans The Lausanner (n° 10).