Un employé sur six ne respecte pas l’obligation de relever son temps de travail. Pour les patrons, les risques vont de l’avertissement à la fermeture de la société.
L’affaire se passe récemment à Zurich: les inspecteurs cantonaux du travail effectuent une descente au siège de la banque Goldman Sachs. La raison? Une plainte de l’association suisse des employés de banque, selon laquelle l’établissement ne respecte pas l’obligation de noter le temps de travail de ses collaborateurs.
Un coup de tonnerre dans le monde du travail… Car si la loi est peu connue et date d’une époque où beaucoup travaillaient en usine selon un horaire fixe, elle n’en reste pas moins formelle: «En cas d’inspection, les employeurs doivent être en mesure de présenter le décompte du temps de travail de tous les employés sur les cinq dernières années», souligne Roger Piccand, directeur du Service de l’emploi du canton de Vaud.
Et la loi concerne pratiquement tout le monde. Seules certaines catégories échappent à l’obligation de notifier leurs heures, comme «les artistes, les entreprises agricoles, les religieux ou les travailleurs exerçant des fonctions dirigeantes élevées, précise Pascal Richoz, chef du pôle Conditions de travail au Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco). Nombre d’entreprises ont profité de cette dernière dénomination, floue, pour exempter leurs cadres de cette pratique. Elles interprètent ce terme de manière trop large. Cette définition est en principe réservée aux seuls directeurs, soit un groupe très restreint.» Les chiffres, eux, sont édifiants: selon une étude commandée par le Seco, environ 17% des employés suisses ne comptabilisent pas leur temps de travail, ce qui constitue une infraction.
Constat similaire dans le canton de Vaud: «nous contrôlons 3000 entreprises par année, et lors de 15% de ces inspections, nous détectons soit qu’il n’y a pas de registre du temps de travail, soit qu’il est tenu de manière incomplète», ajoute Roger Piccand. Si le secteur du secondaire et le public font figures d’«élèves modèles», les branches de la banque, de l’assurance, de l’informatique ou de la publicité sont les moutons noirs de la notification du temps de travail. Soit des secteurs où les employés ont l’habitude de travailler de manière autonome, en gérant leurs propres horaires et en ne rechignant pas forcément à rouvrir un dossier en déplacement ou le week-end. A l’ère du mobile et des tablettes, il devient de plus en plus difficile de contrôler les heures…
«De nombreuses entreprises travaillent sur la confiance, les employés rattrapant informellement les heures supplémentaires ou prenant sur eux, poursuit Roger Piccand. C’est souvent devant les Prud’hommes que cette philosophie de l’informel montre ses limites, par exemple si un employé licencié réclame la compensation de 200 heures supplémentaires et que l’on se rend compte à ce moment que le patron n’a pas tenu le décompte et donc pas respecté la loi.»
Le but de cette dernière ne consiste pas à ajouter de la bureaucratie, mais à assurer la santé des travailleurs, prévient Pascal Richoz. Car les cas de burn out, liés à une implication excessive sur le lieu de travail, se multiplient, comme le souligne Marianne Favre Moreillon, directrice du cabinet juridique DroitActif. En 2011, les Suisses ont effectué pas moins de 219 millions d’heures supplémentaires, ce qui équivaut à 113’000 emplois à plein-temps, selon l’Office fédéral de la statistique.
Sanctions pécuniaires
Que risquent les employeurs qui ne tiennent pas de décompte? «Cela dépend du cas de figure. Il y a une distinction à faire entre ceux qui n’ont tout simplement pas conscience de cette loi et ceux qui s’en écartent sciemment», tempère Pascal Richoz. Après une première inspection, le service de l’emploi demande généralement à l’entreprise de remédier à la situation «dans un délai de quelques semaines, voire quelques mois», commente Roger Piccand.
Si aucune mesure n’est prise lors du second contrôle, en revanche, une dénonciation pénale peut survenir, avec à la clé une «contravention, généralement de quelques centaines de francs». La loi permet d’aller jusqu’à la fermeture de l’entreprise pour une période déterminée en cas de mise en danger sérieuse de la santé, et jusqu’à 180 jours-amende en cas d’infraction intentionnelle.
En revanche, Pascal Richoz précise qu’une grande souplesse est de mise sur la manière de tenir un registre: «La loi n’impose pas une technologie particulière, comme une timbreuse, du moment que, lors d’une inspection, on arrive à prouver le nombre d’heures travaillées.»
Chez Mobatime, au Mont-sur-Lausanne, on propose des solutions spécifiques de pointage physique par carte à puce ainsi que des systèmes de saisie depuis le Web ou l’ordinateur de l’employé. Leur prix varie selon la taille de l’entreprise et les fonctionnalités choisies: un logiciel élémentaire coûtera entre 1000 et 3000 francs pour les PME comptant jusqu’à 50 employés. Au-delà, les tarifs peuvent atteindre plusieurs dizaines de milliers de francs.
«Le système peut se mettre en place en moins d’une demi-journée, assure Jacques Tournel, directeur de Mobatime. Malheureusement, les petites PME n’utilisent souvent pas de systèmes informatiques de décompte des heures, car elles s’imaginent à tort que cela engendrerait des lourdeurs administratives.»
Autre option: l’intégration de modules de saisies des heures dans le logiciel global (ERP) de l’entreprise. C’est ce que propose la société Aubep à Yverdon: «notre gamme de prix commence à un franc par utilisateur et par jour pour un système commercial de base, et augmente si l’on souhaite ajouter des options comme le module RH incluant la saisie des heures», explique Olivier Buchwalder, membre du conseil d’administration.
A Genève, la société dl-a Devanthéry & Lamunière architectes travaille avec un programme de comptabilisation des heures conçu sur mesure par un jeune diplômé en informatique de l’EPFL: «C’est un logiciel simple qui nous permet du même coup de réaliser la facturation, grâce au décompte des heures passées sur chacun des projets», considère Christine Vidonne, assistante administrative au bureau d’architectes.
Les solutions mobiles connaissent le développement le plus rapide, en raison du nomadisme croissant des employés. La société française Bodet, l’un des leaders de ce marché en Europe, a conçu sa propre application sur smartphone pour le décompte des heures. «Nous enregistrons une augmentation nette de la demande, analyse guillaume Durand, directeur de la filiale suisse. Ces systèmes permettent de clarifier la situation et d’éviter des tensions inutiles sur le lieu de travail.»
Vers un changement de loi?
Le Seco tente d’adapter la loi à l’évolution des moeurs professionnelles. Dans un premier temps, il souhaitait exonérer les salariés gagnant plus de 175’000 francs par année de l’obligation de noter leur temps de travail. En vain: le projet a échoué devant le refus des partenaires sociaux, tant du côté patronal que syndical. «Le système des horaires de travail est déjà suffisamment flexible, il ne faut pas aller plus loin dans le Far West social», estime Luca Cirigliano, secrétaire central de l’Union syndicale suisse. Le Seco va relancer les négociations: «C’est une procédure qui prend du temps, elle ne devrait pas aboutir avant l’horizon 2015», mentionne Pascal Richoz, chef du pôle Conditions de travail au Seco.
En attendant un changement de loi, l’organisme prépare des instructions qui précisent aux autorités cantonales la manière de mener les contrôles du temps de travail. «Lors des discussions avec les partenaires sociaux, nous avions lancé un projet pilote avec le secteur bancaire, au cours duquel nous avions permis à certains établissements de ne noter que les heures supplémentaires, sans registre complet. Du coup, des entrepreneurs ont pu penser qu’ils n’étaient plus soumis à la législation, ce qui a engendré un certain flottement! Avec ce document, nous allons remettre les pendules à l’heure.»
Collaboration: Céline Bilardo
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.