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Vente au détail: la dictature des marques

Informatique, horlogerie, automobile: les grands groupes imposent des exigences toujours plus élevées à leurs revendeurs, qui n’ont d’autre choix que de s’adapter. La grogne monte.

27 septembre dernier. A la veille du lancement de l’iPhone 5 en Suisse, un revendeur d’Apple s’impatiente. Son magasin ferme dans moins de trois heures et il n’a toujours pas vu la couleur de l’appareil. «Je vais devoir en acheter un ou deux à l’Apple Store moi-même pour pouvoir les présenter à mes clients», s’indigne-t-il. Il fait pourtant partie des Apple Premium Resellers (APR), la crème des revendeurs helvétiques de la marque. Or comme dans l’horlogerie et l’automobile, ces détaillants sont désormais livrés au bon vouloir de la maison mère.

La Suisse compte cinq Apple Premium Resellers, dont deux romands: Art Computer et MacS. A la différence des autres revendeurs, ils ont l’obligation de posséder en rayon toute la gamme des produits, en plus d’un éventail «exhaustif» de logiciels et d’accessoires. Les vendeurs sont formés aux articles et l’habillage des magasins reprend les codes des Apple Stores.

Bien qu’indépendants, les Premium Resellers sont confrontés depuis plusieurs années à des exigences accrues de la part de leur fournisseur. «Apple veut tout contrôler jusque dans les moindres détails, témoigne l’un d’eux. Lorsque les APR ont été créés (en 2006, ndlr), il fallait des meubles blancs et des armoires noires, que nous avons dû faire fabriquer à nos frais. Et puis, il y a une année et demie, la marque a décidé de tout changer. Si les adaptations ne sont pas réalisées d’ici fin 2012, nous perdons notre statut.»

Des documents confidentiels auxquels PME Magazine a eu accès décrivent précisément les aménagements à accomplir. Hauteur du plafond à 2,75 mètres, surface au sol, positionnement des produits sur le présentoir et même angle d’ouverture des ordinateurs: aucune marge de manœuvre n’est accordée par la firme californienne.

Interrogé sur l’existence de ce document et l’objectif de ces nouvelles règles, Apple Suisse n’a pas souhaité faire de commentaire. L’entreprise tient en tout cas à ce que ses consignes soient appliquées puisqu’elle envoie régulièrement des contrôleurs sur le terrain, dont certains interviennent anonymement. Le respect de ces normes a une incidence sur les marges, qui ne cessent de se réduire (lire témoignage ci-dessous).

Parallèlement, il est reproché à Apple de vouloir détourner la clientèle des revendeurs au profit de ses Apple Stores, qui ont fait leur apparition en Suisse en 2008, à Genève et Zurich. Retards dans les livraisons, adresses e-mail des clients récupérées et produits vendus moins cher dans les Apple Stores que chez les revendeurs figurent parmi les pratiques dénoncées.

Daniel Forster, à qui appartiennent les boutiques MacS à Lausanne et Fribourg, n’hésite pas à parler ouvertement de la concurrence des Apple Stores: «Des exemples concrets ont montré que l’implantation d’un Apple Store dans une ville diminue le chiffre d’affaires des revendeurs de la place d’environ 50%.» Pour lui, Apple utilise les Premium Resellers pour «faire le boulot» à la place des Apple Stores dans les endroits moins rentables ou dans lesquels Apple n’est pas encore implanté.

Une vision nuancée par Alexandre Robert-Tissot, propriétaire d’Art Computer, présent à Genève, Lausanne et Fribourg. L’ouverture de l’Apple Store du bout du Léman a fait plonger son chiffre d’affaires de moitié la première année. Malgré cela, il juge que leur présence engendre une «concurrence saine qui tire l’ensemble du secteur vers le haut» et considère les exigences d’Apple comme un «gage de qualité».

Concentration de la distribution

Les revendeurs d’Apple ne sont pas les seuls à sentir l’étau de leur marque se resserrer. Dans l’horlogerie, ce sont les détaillants multimarques, qui assurent traditionnellement la distribution des montres, qui sont mis sous pression.

«En dix ans, nos marges ont reculé de 10%», constate Cédric Pastore, qui tient l’enseigne multimarques Pastore-Nicolet à Genève. Il représente dix-sept fabricants, de Flik Flak à Omega. «Les conditions pour récupérer de la marge sont devenues intenables, poursuit-il. Certains demandent des augmentations de chiffre d’affaires de plus de 20% par année!»

Stocks davantage fournis, reprise de collections entières et conditions durcies pour l’obtention de pièces détachées font partie des nouvelles contraintes avec lesquelles doivent composer les multimarques. En cause, notamment, les standards plus élevés de certaines griffes montées en gamme et qui réclament de meilleurs chiffres de vente. La présentation elle aussi importe nettement plus qu’auparavant. Les vitrines doivent désormais refléter le prestige des manufactures.

Des préoccupations financières entrent aussi en jeu. «Depuis que les grands groupes horlogers se sont introduits en Bourse il y a une vingtaine d’années, ils visent à satisfaire leurs actionnaires», remarque Frédéric Comotti, propriétaire de la boutique multimarques Maverick à Genève et fin connaisseur de l’industrie du luxe.

Jean-Claude Biver, président de Hublot, membre du groupe français LVMH, ne s’en cache pas: «Les exigences de certaines marques sont renforcées, mais elles le sont à la hauteur de leur chiffre d’affaires. Cela dit, nous ne sommes pas dans une position de pression, de rapports de force, mais dans une optique de dialogue et de partenariat.» Une affirmation qui peine à convaincre. «Si les désidératas d’une marque ne sont pas respectés, nous risquons tout simplement de la perdre», confie un revendeur de la place genevoise.

Comme Apple, certaines manufactures tentent aujourd’hui de privilégier leur réseau de distribution propre. Les monoboutiques, que la profession appelle «flagships», dédiées à un seul nom, fleurissent un peu partout. Des maisons comme Swatch, Omega et Hublot en ont fait le pilier de leur stratégie.

«La tendance est là. Elle touche toute la Suisse mais de manière différenciée, confirme Marc Alain Christen, secrétaire de l’Association suisse des maisons spécialisées en horlogerie et bijouterie (ASHB), qui compte 450 membres. Les grandes villes sont les plus concernées.» Genève, symbole horloger, compte ainsi à l’heure actuelle plus de monoboutiques que de détaillants multimarques (51 contre 50).

Pour les fabricants, les flagships présentent des avantages multiples, à commencer par un gain d’image, mais aussi une meilleure gestion des stocks, la récupération de la marge, la maîtrise directe du client ou encore l’encadrement des vendeurs. «L’objectif, c’est d’aller vers une concentration verticale, résume Frédéric Comotti. L’ambition de certaines marques est de pouvoir écouler leur production à 70-80% sans passer par les détaillants.»

Pour Jean-Claude Biver, dont la marque Hublot compte une cinquantaine de boutiques en propre dans le monde (trois en Suisse), il s’agit avant tout d’une question d’image: «Les détaillants qui vendent dix ou quinze marques ne peuvent pas les représenter toutes de la même manière.» Il se défend de vouloir concurrencer les multimarques: «Les deux sont complémentaires.»

Course à la performance

Des mécanismes similaires de contrôle de la distribution sont à l’œuvre dans l’automobile. En une vingtaine d’années, le secteur a subi d’importantes transformations. Les petits garages indépendants qui dominaient le paysage en proposant quasiment tous les mêmes services de vente et de réparation sont désormais serrés de près par les constructeurs, qui tentent de développer des réseaux les plus représentatifs possibles.

En tête des impératifs, les composants liés à la «corporate identity», l’image de marque: couleurs du garage, revêtement des sols, podiums de présentation des modèles, totem avec le logo devant la vitrine, etc. Ce dernier élément coûte à lui seul 10’000 francs. Or les changements sont fréquents. «En trente ans d’agence, j’en suis à la quatrième corporate identity différente», énumère Roland Bandieri, agent Toyota à Bassins, dans le canton de Vaud.

A côté de cela, les revendeurs sont poussés à la performance. «Depuis dix-huit mois, nous devons consacrer en permanence au minimum 30% de notre budget annuel en commandes auprès de l’usine», détaille David Senn, représentant Audi, Seat, Skoda et Volkswagen à Neuchâtel, La Chaux-de-Fonds et Yverdon. Il écoule près de 3’000 véhicules par an. «Nous avons également dû augmenter les surfaces des showrooms et de stockage, ainsi que le nombre de places de travail dans les ateliers pour booster les ventes», continue-t-il, avant de relativiser: «Les investissements sont importants, mais au final nous sommes gagnants.»

Car le durcissement des règles profite aux garages les plus grands, qui voient la concurrence s’essouffler. «Les petits bracaillons sont éliminés», se réjouit l’un d’entre eux. Les concessionnaires de taille plus modeste peinent en effet à joindre les deux bouts. «Il faut constamment négocier, les marques tiennent le couteau par le manche», illustre David Asticher, concessionnaire Saab, Seat et Suzuki à La Chaux-de-Fonds (lire témoignage).

Pour ne rien arranger, la libéralisation du marché introduite en Suisse à partir de 2003 a poussé les prix à la baisse et fait chuter les marges. Le secteur sature (4,2 millions de véhicules de tourisme recensés sur les routes suisses en 2011) et le nombre de marques à se le disputer a augmenté, avec l’arrivée massive de constructeurs asiatiques.

Et si le marché de l’occasion apparaissait il y a quelques années encore comme alternative porteuse d’espoirs pour les petits garages, ce n’est plus autant le cas. Les modèles usés ne se vendent plus aussi bien, concurrencés par les véhicules neufs dont les prix ont fondu, notamment en raison de la hausse du franc et des primes à l’euro. Reste la réparation et l’entretien, ou l’affiliation à des franchises.

Pour Albert Bonelli, président de la section genevoise de l’Union professionnelle suisse de l’automobile (UPSA), les marques n’ont fait que s’adapter à des clients toujours plus exigeants et informés: «Aujourd’hui, les gens changent de voiture chaque année. Les standards élevés des constructeurs, ce sont peut-être les consommateurs qui les ont engendrés.»

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«Apple a mis en place des exigences complètement folles»
Anonyme, Apple Premium Reseller, Suisse

Il y a six ans, quand les Apple Premium Resellers ont été créés, on nous a présenté cela comme le Saint Graal. On nous a promis qu’il s’agirait d’un partenariat, que les marges seraient correctes, que nous recevrions le matériel en primeur et que nous bénéficierions d’un contact étroit avec Apple. On n’a jamais rien vu de tout cela! En réalité, il s’agit d’un titre honorifique qui n’apporte en pratique que des ennuis.

Depuis l’arrivée des Apple Stores en Suisse en 2008, Apple a mis en place des exigences complètement folles. Nous n’avons plus aucune marge de manœuvre. Rien que pour le mobilier, les investissements à accomplir atteignent près de 100’000 francs. Tout doit être uniformisé. Par ailleurs, il y a de moins en moins de place pour les accessoires d’autres marques, alors que c’est sur ces produits tiers que nous gagnons de l’argent.

En dix ans, nos marges ont chuté de moitié. Chaque trimestre, de nouvelles conditions sont imposées pour en raboter encore une partie. Les mesures ne sont pas incitatives, mais uniquement répressives. Elles sont irréalistes. Il faudrait par exemple vendre un certain pourcentage de logiciels Apple. Or il est devenu impossible d’en écouler un seul: Apple les vend exclusivement en direct. Malgré cela, nos vendeurs ont l’obligation d’être certifiés à ces logiciels. Une certification (qui correspond à une formation, ndlr) peut coûter jusqu’à 6’000 francs par logiciel.

J’ai interrogé mes clients: ils ne viennent pas chez nous parce que nos armoires sont noires ou grises, mais parce qu’ils apprécient notre service clientèle et qu’ils nous connaissent. Dans un Apple Store, le produit est le héros. Le client achète et repart. C’est la McDonaldisation de l’informatique. Chez nous, c’est exactement l’inverse. Nous privilégions la relation humaine.

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«Nous allons bientôt devoir facturer chaque opération»
David Asticher, Garage Asticher, La Chaux-de-Fonds

Le garage existe depuis près de quarante ans et je l’ai repris en 1985. Je représente Saab, Seat et Suzuki. A partir des années 1990, il a fallu faire de très importants investissements touchant à la présentation et à l’aménagement. Des contraintes nous ont été imposées en termes de surface, de décoration, de nombre de véhicules de présentation, avec à chaque fois des dépenses supplémentaires. Quelques années plus tard arrivaient les contraintes financières liées aux volumes de stockage minimaux (tunneling des commandes) et dépenses diverses obligatoires!

Parallèlement, nos activités sont scrutées de plus près. Des volumes de ventes et des quotas de commandes auprès des fournisseurs doivent être respectés. Le pourcentage de voitures en stock a été rehaussé. Pour une surveillance accrue, chaque véhicule qui passe au garage doit être communiqué à la marque. Rien que pour cela, j’ai dû acheter un logiciel à 10’000 francs. Les chiffres sont ensuite analysés «pour notre bien».

A cela, il faut ajouter la formation des mécaniciens aux nouveaux modèles, qui coûte environ 10’000 francs par année et par technicien. Ces formations ne sont plus incluses dans le produit. L’outillage nécessaire à l’entretien des modèles est aussi à nos frais, tout comme une bonne part de la publicité. Du respect de ces exigences dépendent une partie des marges, avec la mise en place d’un système de ristournes. Seuls 10 à 20% des concessionnaires parviennent à répondre à ces objectifs.

Le garage s’en sort relativement bien car j’ai su anticiper. Mais je me demande parfois s’il vaut la peine de continuer, surtout en période de crise. Le pilotage est serré. Je ne parviendrais plus à financer les millions nécessaires à la construction d’un nouveau garage.

Les alternatives? Etre plus pointu sur le mode de facturation. Nous allons bientôt devoir facturer chaque opération, comme chez le médecin. Cela dit, il ne faut pas cracher dans la soupe: les réformes demandées ne sont pas toutes mauvaises. La base est solide. Mais seuls les garages les mieux adaptés survivront.

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«J’ai dû m’adapter pour satisfaire certaines marques»
Olivier Zbinden, Horlogerie-bijouterie

Depuis que j’ai repris la boutique en 2000, les exigences de certains de nos fournisseurs se sont durcies et les marges ont diminué. Officiellement, rien n’est jamais imposé: le chemin est indiqué. En matière de chiffre d’affaires par exemple, les marques ne formulent pas d’objectifs précis mais apprécient que certains résultats soient tenus. Les marges arrières (telles que des ristournes, ndlr) en dépendent notamment.

En l’espace de quelques années, certaines manufactures ont pris de l’importance et veulent que cela se reflète chez leurs détaillants. C’est logique, mais il faut pouvoir s’adapter. En 2005, j’ai senti le vent tourner et qu’il était temps de procéder à des aménagements, sans quoi je risquais de froisser certains partenaires. La boutique a été agrandie d’un quart. J’ai dû investir des centaines de milliers de francs. Depuis, il faut régulièrement effectuer de nouveaux investissements.

Les détaillants helvétiques font selon moi les frais des nouvelles politiques des fabricants pour le monde entier car la Suisse est le visage de l’horlogerie. De nombreux touristes viennent y acheter leurs montres et les vitrines se doivent d’être impeccables.

L’avenir de mon magasin dépend de notre capacité de réaction face à ces exigences. Je n’ai aucune garantie de la part des marques pour le futur, d’autant que la concurrence internationale nous complique encore la tâche. Mais je reste confiant et compte bien trouver les solutions pour pérenniser l’entreprise familiale.

Certaines marques milieu de gamme auront toujours besoin de leurs détaillants pour les représenter. Mon objectif dans l’immédiat est donc de parvenir à conserver nos partenaires les plus importants. Pour cela, nous allons en réduire le nombre, de dix-sept à une dizaine environ. Je comprends la volonté des fabricants et c’est à nous d’investir pour répondre à leurs besoins.

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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.