Se sentir assiégés, fut-ce par les prostituées francaises, les foules musulmanes, les plombiers polonais ou les requérants de partout, cela se soigne. Il suffirait de ne plus faire envie. Chiche?
Jusqu’où vont se nicher le protectionnisme peureux, le réflexe xénophobe et la défense du petit bout de gras bien à soi, c’est Genève cette semaine qui nous l’apprend. Au bout du lac et à l’ombre du Jet d’eau, en effet, les patronnes comme les employées de bordels et autres lieux de réjouissances coquines n’en peuvent plus d’une infâme concurrence venue d’ailleurs.
«La France veut se débarrasser de ses prostituées en les envoyant en dehors de leurs frontières. Et nous, on les récupère. Y en a marre», s’énervent ces dames.
C’est vrai ça, comme dit une autre, «Genève est en train de devenir le bordel de l’Europe. Cette prostitution détournée, qui arrondit ses fins de mois le soir dans les grands hôtels sans se déclarer, ça nous fait beaucoup de tort.» En plus, comme de vulgaires plombiers polonais ou d’odieux travailleurs sans papiers, les Françaises de joie cassent, évidemment, les prix.
La prostitution, d’ailleurs, c’est bien un peu comme l’immigration. On a beau pontifier en long et en large, imaginer des arsenaux législatifs, invoquer un devoir de protection ou brandir des anathèmes, condamner ou compatir, signer des pétitions ou tendre des barbelés, rien ne change. On a beau faire sans honte son beurre politique de cette misère-là, pour ou contre, suivant que l’on soit de l’UDC nationaliste ou de la gauche tiers-mondiste, on passe toujours semble-t-il à côté d’une réalité simple. Celle que rappellent, dans Le Temps, quelques travailleuses du sexe: «On peut nous chasser de la rue, de partout. Les femmes trouveront toujours un moyen de faire ce métier.» Ou dit plus crûment encore: «A 5 ou 10 euros la fellation, c’est de la prostitution de survie.»
Un sacré moteur, la survie, qui se moque bien de tous les discours politiciens. Et vient heurter de front un autre réflexe en vigueur dans les sociétés établies, durables et plus ou moins prospères: rester maître chez soi. Un réflexe d’ailleurs que la mythologie de la Suisse inscrit comme acte fondateur sur les talus du lac des Quatre-Cantons. Maîtresse chez elle, la Suisse l’est restée au milieu de singulières tempêtes et menaces avoisinantes. Histoire de se rassurer à bon compte, reste à savoir pourquoi et comment.
De retour des Etats-Unis en 1791, Chateaubriand s’interroge sur la viabilité de ce nouvel état fédéral et risque au passage une comparaison avec la Suisse, soulignant que les Américains ne bénéficient d’aucun des quelques avantages qui maintiennent les Helvètes en vie et surtout ensemble. «La Suisse fédérale subsiste au milieu de nous: pourquoi? parce qu’elle est petite, pauvre, cantonnée au giron des montagnes; pépinière de soldats pour les rois, but de promenade pour les voyageurs.»
De ces arguments qui expliqueraient la pérennité de la Suisse, ne restent, on le voit, deux siècles plus tard, que les plus anecdotiques. Sa taille médiocre, sa situation géographique encaissée et ses attraits touristiques, alors que l’élément qui pouvait sembler le plus décisif — on ne s’en prend pas à un pays sans richesse — a disparu.
Voilà qui ouvre d’intéressantes perspectives. A-t-on vraiment peur un jour de n’être réellement plus maître chez soi? Se sent-on réellement entouré et menacé de rapaces de tout ordre prêts à fondre sur nos cimes opulentes? S’estime-t-on agressé, déstabilisé, humilié dans son être profond et dans son jardin immaculé par les minarets, les requérants, les prostituées étrangères, les travailleurs frontaliers, les milliardaires russes et arabes, les banquiers juifs américains traquant les fonds en déshérences, les rodomontades jamais désintéressées des fiscs voisins et de la communauté européenne?
Pas grave, puisque nous reste cette formidable opportunité, cette arme fatale que nous sommes à peu près les seuls à posséder, du moins avec une telle marge de manœuvre, et que curieusement aucun parti politique n’a encore inscrit à son programme: refaire à nouveau plutôt pitié qu’envie. En un mot: redevenir pauvres.